La Bibliothèque de Babel1, rêvée par Borges, est une Bibliothèque cauchemardesque et infinie, qui renferme les secrets de l’Univers et les destins de chacun. Cette nouvelle de Borges, c’est la quête infinie et éternelle du sens de la vie.
La bibliothèque de Babel2
Je me retrouvai dans une galerie hexagonale dont les murs étaient cachés par des étagères de livres. Au centre de cette galerie, un puits permettait de voir, au dessus et en dessous, d’autres galeries hexagonales à perte de vue. Elles étaient reliées par des labyrinthes de couloirs et d’escaliers en colimaçon. Un vieillard, probablement un bibliothécaire, contemplait le puits. Je m’approchai.
– Qui êtes-vous et où sommes-nous ?
– Je suis Jorge de Burgos3 et nous sommes dans une des galeries de la Bibliothèque de Babel.
– Comment fait-on pour sortir d’ici ?
– On ne peut sortir d’ici. Cette Bibliothèque est infinie, c’est l’Univers dans lequel les hommes naissent, vivent et meurent.
Je compris qu’il croyait en l’existence de l’infini actuel. En me montrant les miroirs jalonnant les galeries et multipliant les images, il ajouta :
– Ces miroirs qui multiplient les images rappellent que la Bibliothèque est infinie.
Je protestai.
– Ils créent l’illusion de l’infini, mais ce n’est pas l’infini. Puisqu’il y a des murs, la Bibliothèque est finie et on peut en sortir.
– Derrière ces étagères formant un hexagone, il y a d’autres étagères formant un autre hexagone, jusqu’à l’infini. Nous sommes au centre de la Bibliothèque. Dans un espace infini, on est toujours en son centre et les frontières sont inaccessibles. Chaque hexagone est contenu dans un autre hexagone, la Bibliothèque est infinie, c’est l’Univers.
Les livres
Il se rendit compte de mon scepticisme et me montra les livres.
– La Bibliothèque est infinie puisque le nombre de livres qu’elle contient est infini. C’est impossible, murmurai-je, l’infini ne peut contenir l’infini, il ne peut y avoir différentes grandeurs d’infini.
Sans m’entendre, il poursuivit :
– Tous les livres ont été conçus grâce aux nombres entiers sans lesquels aucun univers n’est possible.
J’en ouvris un au hasard. Il était composé d’un labyrinthe de lettres sans aucune signification. Ici et là, je crus cependant reconnaître quelques mots, sans liens ni sens.
– Les livres semblent tous du même format ?
– Les livres ont tous 410 pages de 40 lignes chacune avec 80 caractères par ligne.
La réponse m’apparut sans que j’aie à faire d’effort.
– Chaque livre est donc composé de 1 312 000 caractères ?
Intrigué par l’incohérence du texte que j’avais sous les yeux, je demandai :
– Comment ont été rédigés ces livres ?
– Chaque caractère a été pris au hasard parmi un alphabet de 22 lettres et de 3 signes de ponctuation.
– Je ne comprends pas!
– En épuisant toutes les possibilités de lettres et de signes de ponctuation, on a obtenu tous les livres possibles de 410 pages. Ils figurent tous dans la Bibliothèque!
Il prit le livre que j’avais dans les mains.
– Prenons ce livre, il existe 25 possibilités pour le choix du premier caractère puis 25 possibilités pour le second, donc $$25 × 25 = 25^{2}$$ possibilités pour les deux premiers caractères.Je répliquai :
– Pour un livre de 1 312 000 caractères, cela fait donc 251 312 000 possibilités de caractères4.
– Exactement et, à chaque possibilité, correspond un livre qui est rangé dans la Bibliothèque.
– Mais alors, le nombre de livres est fini, la Bibliothèque n’a pas besoin d’être infinie! Je suis quand même surpris, le nombre d’atomes dans l’univers est évalué à environ 1080. Il y aurait moins d’atomes que de livres ?
Sans entendre mes protestations, il poursuivit :
–Pour contenir tous ces livres, il a fallu construire des étagères dont la longueur totale est infinie.
À ces mots, je pensai avoir trouvé comment sortir de la Bibliothèque, il n’y avait qu’à longer les étagères, d’étages en étages, jusqu’au bout. Je voulus évaluer le temps nécessaire.
Si chaque livre a une épaisseur de 0,02 m, la longueur totale des étagères de la Bibliothèque est :$$L = 0,2 ×25^{1 312 000} = 4 ×10^{1 834 095} m.$$C’est énorme, il me faudrait parcourir la Bibliothèque très rapidement. Je me rappelais que la vitesse de la lumière est de 300 000 km/s. À raison de 1 000 mètres par kilomètre, de 3 600 secondes par heure, 24 h par jour et 365 jours par année, cela faisait 1 000 × 300 000 × 3 600 × 24 × 365 $$= 9\text{ }460\text{ }800\text{ }000\text{ }000\text{ }000$$ $$= 9,46 × 10^{15} m.$$En divisant la longueur des étagères par celle d’une année lumière, j’obtiens
$$4,23 × 10^{1 834 079} al.$$Je savais que la dimension de l’Univers est d’environ 1,5 × 1010 al. La longueur des étagères était donc de
$$2,82 × 10^{1 834 069}$$fois la dimension de l’univers!!!
J’eus le vertige en pensant que cette longueur était dérisoire par rapport à celle nécessaire pour ranger tous les livres n’ayant pas 410 pages.
Autres Bibliothèques possibles
Je lui dis :
– ll existe peut-être des bibliothèques à côté de celle-ci dont les livres comptent plus de 410 pages ou moins de 410 pages. L’Univers est peut-être constitué d’une infinité de Bibliothèques.
Le vieux bibliothécaire refusait d’admettre qu’il puisse exister d’autres bibliothèques parallèles5. La Bibliothèque de Babel étant infinie, il ne pouvait exister aucune autre bibliothèque. Il admettait cependant que la Bibliothèque eut pu être conçue différemment.
– On aurait pu remplacer la Bibliothèque de Babel par un simple « nombre univers ». Ne serait-ce pas plus beau ainsi, demanda-t-il?
Le destin des hommes et le sens de l’Univers
Je pris alors conscience que des milliers de personnes se bousculaient dans les escaliers et les couloirs.
– Que font ces gens ?
– Tous ces gens sont en quête du sens de leur vie. Il cherchent « leur Livre », le livre de leur vie. Cette quête me semblait illusoire étant donné le nombre de livres de la Bibliothèque.
– Ils espèrent vraiment le trouver ?
– Oui, mais c’est peine perdue. Les mathématiques prouvent avec certitude que leur Livre existe bel et bien et ils ne peuvent s’empêcher de le chercher. Mais, les mathématiques prouvent aussi qu’il est inaccessible! La probabilité de trouver leur livre est nulle puisque le nombre de livres est infini. Les hommes sont prisonniers de la Bibliothèque, leur avenir leur échappe, même s’il est déjà écrit quelque part.
Je n’étais pas d’accord. La probabilité de trouver un tel livre était très proche de 0 mais elle n’était pas nulle car le nombre de livres quoique très grand était fini.Il ajouta :
– Parmi tous les livres possibles, il y en a au moins un qui explique les mystères fondamentaux de l’humanité : l’origine de la Bibliothèque et du Temps.
– Devant ces pèlerins errant inlassablement, pas après pas, dans les couloirs en quête de leur Livre et du Livre expliquant le secret de l’Univers, tout en sachant ces livres inaccessibles, comment ne pas voir l’infini potentiel des nombres où, unité après unité, la fin restera toujours inaccessible?
– Et ce Livre Total qui est la clef, le résumé parfait de tous les autres mais qui est inaccessible, comment, reprit-il, ne pas y voir l’infini en acte.Je répliquai :
– Et si, tout compte fait, il fallait se résoudre à ce que seule la quête donne un sens à sa vie, son objet étant à jamais inaccessible?
Sans porter attention à mes propos, Jorge de Burgos conclut en revenant au châtiment imposé aux hommes orgueilleux de Babel:
« Toi qui me lis, es-tu sûr de comprendre ma langue ? »
- Selon la Bible, pour atteindre Dieu et connaître ses mystères, les hommes, qui parlaient alors la même langue, entreprirent de construire une tour qui atteindrait le Ciel. Pour les punir de vouloir l’égaler, péché d’orgueil, Dieu multiplia les langues entre les hommes afin qu’ils ne se comprennent plus. ↩
- Librement adapté par les auteurs de l’article avec la collaboration d’André Ross. ↩
- Umberto Eco, dans son roman Au nom de la rose, rend hommage à Borges : le vieux bibliothécaire aveugle s’appelle Jorge de Burgos! ↩
- L’infini est source de paradoxes et de mystères alors que les grands nombres, qui défient les dimensions de notre univers, ne sont que des nombres. Dans ce texte, librement inspiré par l’oeuvre de Borges, infini et mathématiques se côtoient pour nous permettre d’explorer une bibliothèque mythique. ↩
- En 1600, Giordano Bruno fut accusé d’hérésie par l’Inquisition et condamné au bûcher pour avoir soutenu la pertinence d’un univers infini, qui n’a pas de centre, peuplé d’une quantité innombrable de soleils et de mondes identiques au nôtre. ↩