
On rencontre des nœuds dans la vie de tous les jours, que ce soit les nœuds de nos lacets, celui de notre cravate ou encore les tresses dans nos cheveux. Cependant, on essaie rarement de les examiner et de les distinguer, sauf peut-être si on est marin ou scout.

On peut voir beaucoup d’autres nœuds au site web The Knot Atlas à l’adresse http://katlas.math.toronto.edu
À première vue, on peut dire qu’un nœud est simplement une corde qu’on ne peut défaire, mais cette définition ne nous permet pas de reconnaître que les nœuds ne sont pas tous pareils. Dans cet article, nous présentons une méthode mathématique assez originale pour distinguer les nœuds: un polynôme. Pour un mathématicien, un nœud est un peu différent de l’objet courant. En effet, un nœud mathématique a ses extrémités collées ensemble. Par exemple, un nœud trivial (dénoué) est une boucle comme le premier nœud de la figure ci-contre.
Trois autres nœuds sont représentés dans cette figure. Il est à noter qu’un nœud est représenté en deux dimensions (sur une feuille de papier) par une suite d’arcs interrompus par des croisements.
À un croisement, la partie du nœud passant par-dessus l’autre est indiquée par un trait continu et celle qui passe en-dessous est représentée par un trait discontinu.
Lesquels des quatre nœuds représentés ci-contre sont identiques?
Ces nœuds sont-ils pareils?
On considère qu’un nœud est identique à un autre si on peut manipuler le premier, sans le couper, de façon à obtenir le second.
Reidemeister1 a identifié trois manipulations simples permettant de changer une partie du nœud sans changer la nature du nœud dans son ensemble. Ces trois déplacements s’appellent aujourd’hui les opérations de Reidemeister et sont illustrées ci-dessous. Il a été démontré que toutes les manipulations possibles d’un nœud peuvent être ramenées à une suite de ces trois opérations élémentaires.
Par exemple, dans le cas du premier nœud ci-contre, on peut effectuer une suite d’opérations de type I et II pour montrer que ce nœud est équivalent au nœud trivial.
Ce qui rend ces opérations intéressantes c’est que Reidemeister a démontré qu’un nœud en dimension 3 est équivalent à un autre si et seulement s’il existe une série d’opérations de Reidemeister qui rendent le premier nœud identique au deuxième. Pour comprendre les nœuds, il suffit donc d’étudier ce qu’on peut faire aux nœuds en n’utilisant que trois opérations!
Le polynôme de Conway-Alexander
James Waddell Alexander II2 a démontré en 1923 qu’à chaque nœud N on pouvait associer un polynôme P(N) qui ne change pas même si N est modifié par une des opérations de Reidemeister. Alexander a donc pu conclure que son polynôme P(N) était une caractéristique intrinsèque du nœud N, ce qu’on appelle un invariant du nœud. En 1969, John Horton Conway3 a décrit une procédure simple pour calculer le polynôme d’Alexander d’un nœud. À l’aide de deux relations reliant l’algèbre et les croisements, il a montré qu’en transformant N, il était possible d’établir des relations algébriques entre P(N) et les polynômes déjà connus \(P(N_1), P(N_2), … , P(N_m)\) de nœuds plus simples \(N_1, N_2, … , N_m.\)
Nous allons maintenant décrire cette procédure. Comme l’a fait Conway, on suppose que le nœud N est orienté, c’est-à-dire que l’on a choisi un sens de parcours pour le nœud. Cette orientation est indiquée par des flèches sur le diagramme représentant N. Il existe alors trois types de croisements dans le nœud.
Les deux relations permettant de calculer par récurrence le polynôme de Conway-Alexander (de la variable x) d’un nœud N sont:
- \(P(0) = 1,\)
- \(P(C_+) = P(C_–) + xP(C_0).\)
La première relation signifie que le polynôme du nœud trivial est la constante 1. La deuxième relation signifie que le polynôme du nœud contenant un croisement de type \(C_+\) est calculé en fonction du polynôme obtenu de ce même nœud où le croisement de type \(C_+\) est remplacé par un croisement de type \(C_–\) (premier terme du membre de droite) et du polynôme obtenu en remplaçant le croisement \(C_+\) par un croisement de type \(C_0\) (deuxième terme du membre de droite).
Un exemple: le trèfle
Pour mieux comprendre comment ces relations peuvent être utilisées pour calculer P(N), calculons le polynôme de Conway-Alexander du nœud de la figure suivante:
Ce nœud s’appelle un trèfle. Dans ce qui suit, le croisement considéré lors de l’application de la relation 2 est indiqué en jaune.
Première étape:
Le nœud en vert \(N_1\) correspondant au croisement \(C_–\) est le nœud trivial (appliquer l’opération de Reidemeister I), dont le polynôme est connu. Le premier terme du membre de droite est donc 1.
Deuxième étape:
Calculons maintenant le terme correspondant au croisement \(C_0\) c’est-à-dire du nœud \(N_2\).
Le nœud en bleu \(N_3\) est l’union de deux nœuds triviaux. Pour calculer le polynôme de cet entrelacs, il faut avoir recours à un petit truc pour l’évaluer indirectement.
Troisième étape:
L’entrelacs qui nous intéresse correspond au deuxième terme de droite. Or, le membre de gauche et le premier terme du membre de droite de l’équation sont chacun égal au polynôme du nœud trivial, donc égaux. Ceci implique que \(xP(N_3) = 0,\) donc \(P(N_3) = 0.\) Le même calcul permet de montrer que tout entrelacs N comprenant un nœud trivial satisfait \(P(N) = 0.\)
Dernière étape:
Il reste maintenant à regrouper les résultats des trois étapes précédentes:
Autres questions
Un problème important est de savoir reconnaître si deux nœuds sont équivalents, c’est-à-dire s’il est possible de passer de l’un à l’autre avec une suite d’opérations de Reidemeister. Le polynôme de Conway-Alexander apporte une solution partielle à ce problème. En effet, ce polynôme est un invariant pour les nœuds et entrelacs, c’est-à-dire que deux nœuds équivalents ont le même polynôme de Conway-Alexander, quelque soit leur représentation. Par exemple, on peut se demander si les deux nœuds suivants sont équivalents:
En fait, ils ne le sont pas: le premier est le trèfle et le second est appelé nœud en huit. Si on calcule le polynôme de Conway-Alexander de ce dernier, on trouve \(P(H ) = 1 – x^2\) différent de \(P(T ) = 1 + x^2\). Ne serait-il pas possible, par une suite ingénieuse de manipulations, de transformer le huit en trèfle? Non! Car \(1 + x^2 ≠ 1 – x_2\). C’est la conséquence du fait que le polynôme de Conway-Alexander est un invariant pour les nœuds. On est donc certain qu’il est impossible de déformer (sans couper!) le huit pour obtenir le trèfle. L’avantage d’une telle approche est que, alors que le nombre d’opérations de Reidemeister possibles est infini, le calcul du polynôme de Conway-Alexander a tendance à produire des nœuds de plus en plus simples dont, éventuellement, le polynôme est déjà connu. Ceci en fait une procédure plus systématique pour tenter de distinguer deux nœuds donnés. Il faut cependant faire attention: si deux nœuds équivalents ont nécessairement le même polynôme, il est par contre possible que deux nœuds différents aient le même polynôme. Par exemple, il existe des nœuds non triviaux dont le polynôme de Conway-Alexander est égal à 1 (ils sont beaucoup plus compliqués que les nœuds présentés ici). En conclusion, le polynôme de Conway- Alexander permet de distinguer certains nœuds (qui ont des polynômes différents) mais pas tous. Lorsque cet invariant ne peut pas nous aider, il faut recourir à d’autres techniques de la théorie des nœuds.
- Kurt Werner Friedrich Reidemeister (1893-1971) était un mathématicien allemand surtout connu pour ses travaux très innovateurs en topologie de dimension 3. ↩
- Alexander était un professeur à Princeton où il a grandement contribué au développement de la topologie au début du XXe siècle. Grimpeur amateur, chaque soir il laissait ouverte la fenêtre de son bureau afin de pouvoir grimper le lendemain matin la façade du batiment jusqu’à son bureau. ↩
- John H. Conway est un personnage fascinant en mathématiques contemporaines. Il a apporté un grand nombre de contributions importantes en combinatoire, en algèbre et en théorie des nombres mais il est particulièrement célèbre parmi les mathématiciens amateurs pour les nombreuses énigmes et jeux qu’il a développé, dont le Game of Life. ↩