
Il existe beaucoup de résultats mathématiques très intéressants que l’on ne rencontre pas dans le cursus scolaire habituel. La formule de Pick en est un excellent exemple.
Simple mais peu intuitif, la formule de Pick relie ensemble des quantités de nature complètement différentes. L’aire d’un objet, comme un carré ou un triangle à angle droit, est proportionnel au produit de la longueur de deux de ses côtés. Par opposition, la formule de Pick propose une manière de mesurer l’aire qui n’utilise aucune multiplication! Le hic c’est que la formule ne s’appliquera qu’aux polygones dit simples. La question est donc, si on ne fait que des additions, qu’est-ce qu’on additionne au juste?
Aire de polygones simples
Nous commençons avec une description précise de la formule de Pick. Considérons le treillis \(\mathbb{Z} \times \mathbb{Z}\) de points (x, y) dans le plan réel dont les coordonnées (x, y) sont entières. Un polygone est une figure géométrique plane formée de segments de droites qui ne se coupent pas et qui délimitent une région fermée. On dira qu’un polygone est simple si tous les segments de droite sur son contour relient des points du treillis \(\mathbb{Z} \times \mathbb{Z}\). Par exemple, sur la figure ci-dessous, les polygones A et B sont simples tandis que C ne l’est pas.
Théorème de Pick
Soit un polygone simple P dont i est le nombre de points de \(\mathbb{Z} \times \mathbb{Z}\) à l’intérieur du polygone et b le nombre de points de \(\mathbb{Z} \times \mathbb{Z}\) sur le bord du polygone. Alors, l’aire AP du polygone est:
\[A_p = i + \frac{b}{2}-1\]
Bien que la formule de Pick soit a priori inhabituelle, on peut quand même proposer une première explication informelle. Si on suppose pour un moment que chaque point intérieur de P est loin du bord, alors autour de chaque point intérieur on pourra dessiner un petit carré d’aire 1 entièrement compris à l’intérieur du polygone. En gros, chaque point intérieur contribuera donc une unité d’aire à l’aire totale du polygone. En revanche, si un point est au bord du polygone et que ce bord est une droite horizontale ou verticale, alors cette droite coupera en deux le petit carré centré en ce point. Seulement la moitié du carré à l’intérieur du polygone pourra donc contribuer à l’aire totale du polygone: d’où la raison pour le facteur b/2 dans la formule de Pick. Ceci explique en partie la contribution de i et b/2 à l’aire d’un polygone simple, mais ceci est loin d’être une explication complète pour tous les polygones simples!
Décomposition des polygones
Comme bien des problèmes en géométrie, il est très difficile de démontrer quelque chose en étudiant des objets complexes. Bien souvent, un mathématicien ou une mathématicienne tente de simplifier son problème en démontrant qu’il est équivalent à un problème beaucoup plus simple. C’est ce que nous ferons en démontrant que si la formule de Pick est vraie pour un triangle simple, alors la formule doit aussi être vraie pour un polygone simple.
La première étape dans ce raisonnement est d’observer qu’il est possible de découper tout polygone simple Q en une famille de triangles simples1. À partir de cette décomposition, on peut donc reconstruire le polygone simple Q en commençant avec un triangle simple et en y rattachant, un par un, les autres triangles simples qui l’avoisinent. Conceptuellement, chaque étape de cette reconstruction sera le rattachement d’un triangle simple T à un polygone simple P.
Étapes de la démonstration
On propose donc de vérifier la formule de Pick de la manière suivante:
- Démontrer que la formule de Pick est valide pour tous les triangles simples.
- Démontrer que si la formule est valide pour un polygone simple P, alors elle le sera aussi pour le polygone simple \(P’ = P \cup T.\)
Une fois que nous aurons démontré ces deux résultats, alors la partie 1 impliquera que la formule de Pick est valide pour le premier triangle simple dans la construction précédente de P, et la partie 2 impliquera que la formule est valide pour chaque polygone simple intermédiaire dans la construction de P, et en particulier pour P lui-même.
Nous verrons la preuve de la partie 1 dans un deuxième temps. Pour le moment, supposons que la démonstration de cette partie est faite et démontrons la deuxième.
Preuve de 2:
les polygones simples
Soit un polygone simple P auquel on ajoute un triangle simple T pour obtenir \(P’ = P \cup T\). Le segment de droite partagé par P et T relie deux points sur le treillis et traverse, disons, k autres points. Ces autres points se retrouveront à l’intérieur du polygone simple P’ et les points intérieurs de P’ sont les points intérieurs de P et de T auxquels on ajoute les points de la frontière commune, soit
\[i_{P’} = i_P +i_T +k.\]
Déterminons le nombre de points sur le bord de P’. On additionne d’abord les points du bord de P et de \(T (b_P +b_T).\) Ce faisant, on a compté deux fois les points aux extrémités du segment partagé \(P \cap T,\) il faut donc les soustraire \((b_P +b_T – 2).\) De plus, les k autres points du segment \(P \cap T,\) qui sont maintenant comptés comme des points intérieurs, apparaissent deux fois dans \(b_P +b_T – 2,\) puisqu’ils sont sur le bord à la fois du polygone et du triangle. Il faut donc les soustraire deux fois et le nombre de points sur le bord de P’ est \[b_{P’} = b_P +b_T – 2 – 2k.\]
On vérifie maintenant que la formule de Pick est aussi valide pour P’.
Preuve de 1:
autre stratégie de décomposition
Il ne nous reste plus qu’à démontrer la formule de Pick pour les triangles simples. Malheureusement, les triangles simples sont encore trop complexes et il serait préférable de s’attaquer à des objets géométriques encore plus simple!
Comme auparavant, les triangles simples peuvent être obtenus à partir de rectangles simples et de triangles rectangles simples. La figure à la prochaine page illustre bien comment cette décomposition peut avoir lieu. Soit un triangle simple T quelconque, alors puisque les sommets de T doivent être sur le treillis, on peut donc tracer deux droites horizontales qui touchent la partie supérieure et inférieure du triangle, ainsi que deux droites verticales qui touchent le triangle à gauche et à droite. Les quatres droites définissent ainsi un rectangle simple R qui circonscrit le triangle simple T et le reste R\T est formé de soit 2 ou 3 triangles rectangles simples.
Cette décomposition nous permet donc de démontrer la partie 1, c’est-à-dire la formule de Pick pour les triangles simples, en procédant ainsi:
3. Démontrer que la formule de Pick est valide pour tous les rectangles simples.
4. Démontrer que la formule de Pick est valide pour tous les triangles rectangles simples.
5. Démontrer que 3 et 4 impliquent que la formule de Pick est valide pour tous les triangles simples.
Georg Alexander Pick (1859-1942)
Le mathématicien autrichien Georg Alexander Pick a contribué de manière significative à la géométrie des variétés algébriques, selon la tradition de l’école italienne de géométrie algébrique.
Il a notamment participé à l’embauche de Albert Einstein à l’Université Allemande de Prague en 1911 et a initié Einstein à la géométrie différentielle qui a joué un rôle essentiel dans la théorie de la relativité générale d’Einstein (1915). Pick est décédé en 1942 dans le camp de concentration Theresienstadt.
Preuve de V:
les triangles simples
Prenant pour acquis la validité des énoncés 3 et 4, nous démontrerons maintenant 5 dans le cas particulier où le triangle simple T est circonscrit par un rectangle simple R et R\T est formé de trois triangles rectangles simples \(D_1, D_2\) et \(D_3,\) comme pour le triangle à gauche de la figure suivante.
Les nombres de points à l’intérieur et au bord de R et T sont identifiés par les indices R et T et les nombres associés aux triangles rectangles sont identifiés par les indices 1, 2 et 3. Chaque sommet de T est un nœud au bord de deux triangles rectangles et sur le bord du rectangle R. Quant au k nœuds sur le bord de T qui ne sont pas des sommets, chacun d’eux est sur le bord d’exactement un triangle rectangle tout en étant des nœuds intérieurs de R. Ces deux remarques impliquent les deux identités
\[b_R +b_T =b_1 +b_2 +b_3 \\ i_R =i_T +i_1 +i_2 +i_3 +k.\\ b_T = k + 3\]
On en déduit donc que
Par conséquent, la formule de Pick est valide pour un triangle simple obtenu en retranchant trois triangles rectangles d’un rectangle comme dans l’illustration de gauche dans la figure précédente. La preuve est semblable pour les triangles simples comme celui de droite dans la figure précédente.
Conclusion
Nous avons expliqué comment une décomposition judicieuse de notre figure géométrique nous permet de réduire un problème complexe à l’analyse de figures géométriques plus simples. Maintenant, c’est au lecteur de compléter la preuve en étudiant les rectangles simples et les triangles rectangles simples! Pouvez-vous trouver une décomposition d’un rectangle simple qui vous aidera à étudier les triangles rectangles simples?
La démarche proposée n’est certainement pas la seule possible et nous invitons les étudiants ambitieux à chercher d’autres preuves, comme par exemple en tentant de formaliser l’explication vague mentionnée au tout début. Une analyse plus fine du résultat, permetterait aussi de faire apparaître la très célèbre formule d’Euler pour les graphes dans le plan ! Ces deux formules sont en fait de proches cousines. Il serait intéressant de savoir si la formule de Pick peut aussi s’appliquer aux polygones simples avec des trous.
Pour en s\(\alpha\)voir plus !
DAVIS, Tom. Pick’s Theorem, le 27 octobre 2003. http://www.geometer.org/mathcircles/pick.pdf [En ligne] Page consultée le 2 avril 2010.
BOGOMOLNY, Alexander, Pick’s Theorem, mai 1998.
http://www.cut-theknot.org/Curriculum/Geometry/Geoboard.shtml [En ligne] Page consultée le 2 avril 2010.
- Ceci nous rappelle la très fameuse preuve (2006) de Gregory Perelman de la Conjecture de Poincaré (1900). Perelman a réussi à démontrer cette vieille conjecture en établissant que tout espace de dimension 3 peut s’écrire comme l’union de tétraèdres possédant l’une des 8 géométries élémentaires – dont les géométries eucledienne, sphérique et hyperbolique sont les mieux connues. Cette décomposition était connue sous le nom de la Conjecture de Géométrisation de Thurston (1982). La preuve de Perelman était un coup de force incroyable et la majorité des experts s’entendent pour dire que la preuve nécessitait beaucoup plus de nouvelles idées qu’ils avaient anticipé. ↩