Intrigués par leur dernière conversation avec Alexandra, Annick et Yannick veulent en savoir plus sur les ensembles de nombres.
Ce matin-là, en entrant en classe.
Yannick
Bonjour Alexandra. Ce que tu nous as dit l’autre jour sur la création des ensembles de nombres nous a intrigué.
Alexandra
Bonjour vous deux. Qu’est-ce qui vous intrigue?
Annick
Comment et pourquoi les nombres ont-ils été inventés?
Alexandra
Au début, il s’agissait surtout de garder mémoire des biens que l’on possédait. Le berger, pour garder mémoire du nombre de moutons dans son troupeau, pouvait se contenter de faire des entailles sur un bois de rennes ou sur un os.
Annick
Pour compter ses moutons, les nombres naturels suffisent.
Alexandra
Effectivement, les nombres
\[1, 2, 3, 4, …\]
suffisent pour dénombrer des objets. C’est peut-être pour cela qu’on les appelle naturels.
Annick
Et les autres ensembles de nombres?
Alexandra
Avant l’invention de la monnaie, c’est par le troc que se faisaient les échanges commerciaux. Le marchand qui confiait des biens à un chef de caravane pour les transporter dans une contrée lointaine devait pouvoir écrire les quantités par une méthode plus souple que les entailles sur un os. Son besoin était d’indiquer, à la personne qui devait recevoir les marchandises, quelles quantités avaient été expédiées. Il fallait alors consigner des quantités plus importantes que le nombre de têtes dans un troupeau.
Pour simplifier l’écriture, compter est alors devenu synonyme de regrouper. Au lieu d’avoir un trait associé à chacun des objets, on a développé des symboles pour désigner des regroupements comportant une quantité fixe d’objets. On fait encore cela de nos jours en disant, par exemple, trois douzaines, c’est-à-dire trois paquets de douze. Il suffisait alors d’avoir un symbole pour écrire combien de regroupements (douzaines) étaient expédiés.
Annick
Le zéro est apparu avec ces systèmes?
Alexandra
L’invention du zéro est venue avec l’apparition de systèmes d’écriture des nombres dans lesquels la valeur d’un symbole (chiffre) dépendait de sa position dans l’écriture du nombre. Le rôle du zéro s’est d’abord limité à marquer une position libre dans l’écriture d’un nombre pour éviter toute ambiguïté. Ainsi, quand on écrit 705, le zéro indique qu’il n’y a pas de dizaines. La valeur est indiquée à la fois par les chiffres utilisés et la position qu’ils occupent.
Yannick
Comment sont apparus les symboles qu’on utilise pour écrire les nombres?
Alexandra
Ces symboles ont été développés aux Indes et leur graphisme a évolué au cours des siècles pour donner les symboles modernes.
Annick
Les nombres entiers sont donc venus après les naturels?
Alexandra
Non, les nombres qui ont été développés après les naturels sont les nombres rationnels positifs. Comme je vous l’ai déjà dit, Pythagore utilisait les nombres pour décrire les relations entre les objets de même nature.
Yannick
Je ne vois pas très bien comment on peut utiliser les nombres pour décrire des relations entre des objets.
Alexandra
Pour les pythagoriciens, la longueur, la surface, le solide, l’espace et le temps étaient constitués de grains indivisibles. Il leur semblait donc toujours possible de trouver une commune mesure à deux objets de même nature, c’est la théorie de la commensurabilité.
Yannick
Qu’est-ce que cela veut dire?
Alexandra
La commune mesure de deux objets est un objet de même nature qui permettait d’établir les relations entre ces objets sous forme d’un rapport de deux entiers, ce que l’on appelle de nos jours un nombre rationnel. Supposons, par exemple, que je dessine trois triangles semblables.
Dans cette illustration, le triangle C est une commune mesure des triangles A et B. En effet, je peux le reproduire un nombre entier de fois dans les deux autres triangles: quatre fois dans le triangle B et neuf fois dans le triangle A. La commune mesure donne donc deux nombres naturels et on peut exprimer le rapport des surfaces par le rapport entre les mesures de celles-ci, ce qui donne le nombre rationnel 9/4. Les trois côtés du triangle C donnent trois unités de mesure différentes et la comparaison avec ces mesures des côtés correspondants dans les deux autres triangles donne toujours le même couple de nombres 3 et 2.
Annick
C’est ce que l’on voit dans l’étude des triangles semblables.
Alexandra
Tout à fait, mais on a abandonné la théorie de la commensurabilité.
Annick
Pourquoi?
Alexandra
Les pythagoriciens eux-mêmes s’étaient rendus compte que cette théorie était fausse.
Annick
Comment?
Alexandra
Parce qu’ils s’étaient rendus compte qu’il est impossible de trouver une commune mesure à la diagonale et au côté d’un carré. Ce qui signifie qu’il est impossible d’exprimer le rapport entre la diagonale et le côté du carré par deux nombres naturels. (voir démonstration moderne dans l’article de Jérôme Fortier p. 22).
Yannick
Et les entiers?
Alexandra
Les nombres entiers sont:
\[0, \pm 1, \pm 2, \pm 3, …\]
Le mathématicien Indien Brahmagupta, au VIIe siècle après J-C, a expliqué comment manipuler ces nombres en ayant recours à des exemples relevant de la finance. Dans ses explications, un nombre positif représente un bien et un nombre négatif représente une dette. Il indique, par exemple, que zéro moins un bien est une dette.
Yannick
Ses contemporains devaient donc savoir ce qu’était une dette.
Alexandra
Oui, Brahmagupta semble avoir été un fin pédagogue.
Annick
Mais, le zéro était quand même plus ancien que cela!
Alexandra
Comme symbole, le zéro existait avant cela en effet. Brahmagupta en a fait un nombre comme les autres en indiquant comment l’utiliser dans les opérations.
Annick
Si je comprends bien, c’est à partir du moment où on a pu les inclure dans des opérations que zéro et les entiers négatifs ont été considérés comme des nombre à part entière.
Alexandra
C’était un premier pas. Cependant, le fait de pouvoir effectuer des opérations et l’analogie des biens et des dettes n’étaient pas suffisants, reconnaître les entiers négatifs comme des nombres n’allait pas de soi.
De nos jours, pour arriver à développer une conception claire de ces nombres, on utilise parfois une droite numérique comme support à l’apprentissage de ces nombres et pour faire comprendre ce qui se passe lorsqu’on additionne un nombre négatif, par exemple.
Brahmagupta
Brahmagupta est l’un des plus importants mathématiciens tant de l’Inde que de son époque. Il a dirigé l’observatoire astronomique d’Ujjain, ville qui était au VIIe siècle un centre majeur de recherches en mathématique. Il a laissé deux ouvrages majeurs: le Brâhma Siddhânta (628) et le Khandakhâdyaka (665).
C’est dans son premier ouvrage qu’il définit le zéro en décrivant les résultats d’opérations avec ce nombre et en décrivant les règles d’opérations sur les nombres positifs et négatifs. Dans cette description, un nombre positif est appelé un « bien » et un nombre négatif est une « dette ».
- Une dette moins zéro est une dette.
- Un bien moins zéro est un bien.
- Zéro moins zéro donne zéro.
- Une dette retranchée de zéro est un bien.
- Un bien retranché de zéro est une dette.
- Le produit de zéro par lui-même est nul.
- Le produit ou le quotient de deux biens est un bien.
- Le produit ou le quotient de deux dettes est un bien.
- Le produit ou le quotient d’un bien par une dette est une dette.
- Le produit ou le quotient d’une dette par un bien est une dette.
Par cette description, Brahmagupta faisait du zéro un nombre à part entière, lui qui jusqu’alors n’avait servi qu’à indiquer une place libre dans les systèmes de numération. Il donnait de plus des règles correctes sur les signes lors d’opérations entre entiers relatifs (profits et pertes).
Il s’est cependant trompé en tentant de définir la division par 0 et en donnant zéro comme résultat de la division de 0 par 0.
Brahmagupta a montré que l’aire du quadrilatère inscrit dans un cercle et de côtés $a, b, c$ et $d$ est donnée par:
\[A+\sqrt{(p-a)(p-b)(p-c)(p-d)},\]
où $p$ est le demi-périmètre, soit
\[p=\frac{a+b+c+d}{2}.\]
Brahmagupta a ainsi généralisé la formule de Héron d’Alexandrie qui donne l’aire d’un triangle dont les longueurs des trois cotés sont connues.
Yannick
Oui, je me souviens et on peut représenter les nombres rationnels en les intercalant entre les nombres entiers.
On peut alors associer un nombre à chacun des points de la droite.
Alexandra
L’ensemble des rationnels n’est pas suffisant pour faire cela.
Yannick
Pourquoi dis-tu cela?
Alexandra
Supposons qu’en prenant le segment allant de 0 à 1 comme base, je construis un carré. La longueur de la diagonale est alors $\sqrt{2}$. En utilisant un compas, je reporte cette longueur sur la droite horizontale.
Annick
Oui, c’est ce que tu expliquais l’autre fois, la longueur du segment est $\sqrt{2}$, mais on ne peut lui associer un nombre rationnel. Il y a donc d’autres nombres que les entiers et les rationnels.
Yannick
Je me souviens! Tu nous avais expliqué que les nombres qui ne contiennent aucune période dans leur développement décimal ne peuvent s’exprimer comme un quotient de deux entiers et on les appelle des irrationnels.
Annick
Qui réunis aux rationnels forment l’ensemble des nombres réels.
Alexandra
Bravo!
Yannick
Et après sont apparus les nombres complexes, que l’on ne peut concevoir comme des longueurs sur une droite mais comme des vecteurs et auxquels on a trouvé des applications en physique.
Alexandra
Encore bravo!
Annick
Finalement, le concept de nombre a évolué en fonction des utilisations qu’on en faisait.
Alexandra
Oui.
Annick
J’aimerais qu`à un autre moment tu nous parles des bases des systèmes de numération.
Nombres complexes et électricité
C’est vers 1890 que l’ingénieur américain d’origine allemande Charles Steinmetz eut l’idée d’utiliser les nombres complexes dans la description et l’analyse des circuits à courants alternatifs. Il a démontré comment ces nombres pouvaient être utilisés pour prédire facilement le comportement des courants alternatifs dans les circuits. Il a ainsi facilité les développements que la science de l’électricité et de l’électronique ont connues depuis. En 1889, trois ans après son arrivée aux États-unis, Steinmetz a formulé la loi de l’hystérésis, permettant aux ingénieurs en électricité de calculer et de réduire les pertes d’énergie des moteurs, des générateurs et des transformateurs. À cette époque, la production d’énergie publique devenait réalité. Pour en développer les applications et résoudre les problèmes techniques, il a fallu recourir au traitement mathématique de l’ingénierie électrique.