Au cœur des mathématiques et de la poésie, le même projet: traiter des idées. La rigueur et les règles qu’elles s’imposent déterminent de nouveaux espaces pour imaginer, décrire, comprendre et créer.
Parmi les rapprochements qui se sont opérés, plus ou moins spontanément, entre les mathématiques et les autres disciplines, l’association des mathématiques avec la poésie peut surprendre a priori mais elle n’est certes pas nouvelle.
Notons d’abord, avec le développement de la poésie classique, la volonté séculaire de créer des motifs, tant sur le plan rythmique (longueur des vers et des strophes) que sur le plan sonore (rimes, allitérations, etc.). Cet attachement aux motifs, qui rejoint l’étude des structures en mathématiques et qu’on retrouve également en arts visuels, en architecture et en musique, se traduit en contraintes qui conditionnent l’espace de création et contribuent à conférer à l’œuvre son rythme, son équilibre et sa cohérence.
La longévité du sonnet, avec ses règles particulièrement strictes, depuis ses origines dans l’Italie du treizième siècle jusqu’à l’utilisation qui en est encore faite de nos jours, témoigne avec éloquence à la fois de cet attrait pour l’équilibre de la forme, qui paraît traverser les modes et les contrées, et de l’inépuisable force créatrice qu’engendrent les contraintes.
Un intérêt marqué pour la structure et la formalisation en règles des contraintes en poésie a amené un mathématicien comme Jacques Roubaud et d’autres membres de l’OuLiPo1 à dégager et à décrire les règles formelles sous-tendant l’élaboration d’anciens poèmes, puis à appliquer ces règles et à en inventer de nouvelles dans la production d’œuvres originales. Les travaux de ce groupe ont permis de théoriser une « esthétique de la contrainte », avec ses possibilités et ses limites, dans laquelle pourraient se reconnaître bon nombre de mathématiciens qui ont souvent fait valoir la beauté de leur discipline, en partie attribuable à son austère perfection:
Mathematics, rightly viewed, possesses not only truth, but supreme beauty – a beauty cold and austere, like that of sculpture, without appeal to any part of our weaker nature, without the gorgeous trappings of painting or music, yet sublimely pure, and capable of a stern perfection such as only the greatest art can show…
Bertrand Russell
Principia Mathematica, 1910
L’intégration aux règles de construction poétique de principes combinatoires et sto- chastiques, qui respectent la syntaxe mais se permettent, par des combinaisons aléatoires générées par ordinateur, des libertés avec la sémantique, a donné lieu plus tard, avec l’Alamo2 notamment, à des productions qui se rapprochent étonnamment des œuvres associées à la poésie surréaliste.
Au-delà de l’étude mathématique des règles en poésie, il convient de souligner ensuite les quelques cas où les mathématiques ou certains de leurs objets se sont substitués à la rose de Ronsard pour devenir de façon explicite l’objet chanté par le poète. Eugène Guillevic (1907-1997) est un des représentants les plus accomplis de ce choix thématique. À travers ses Euclidiennes, il fait s’exprimer dans un style particulièrement économique différents objets et figures géométriques (triangles, quadrilatères, lignes parallèles, perpendiculaires, …), comme l’illustrent les poèmes Rectangle et Parallèles.
Rectangle
J’ai fermé l’angle droit
Qui souffrait d’être ouvert
En grand sur l’aventure.
Je suis une demeure
Où rêver est de droit.
Parallèles
On va, l’espace est grand
On se côtoie,
On veut parler.
Mais ce qu’on se raconte
L’autre le sait déjà,
Car depuis l’origine
Effacée, oubliée,
C’est la même aventure.
En rêve on se rencontre,
On s’aime, on se complète.
On ne va pas plus loin
Que dans l’autre et dans soi.
Ce qui séduit dans ces poèmes est l’attribution de réflexions à des objets géométriques. Tout en contribuant à rendre ces objets plus « humains », ce procédé de personnification permet de montrer la logique de leurs « actions » (ou même de leurs « sentiments »), en les liant directement à leurs propriétés intrinsèques. Cela fait de ces objets mathématiques des représentations simplifiées de certains traits de caractère humains et offre de nouvelles voies pour en explorer la cohérence.
En fait, comme l’avançait Buchanan3 dès 1929, « la poésie et la mathématique constituent deux tentatives particulièrement réussies de traiter des idées ». Si les deux recherchent rigueur et précision dans l’expression et choisissent de se doter de contraintes qui leur permettent d’atteindre cette rigueur, cela n’en fait pas moins deux disciplines qui mettent l’imagination au service de la création d’un univers qui n’a pas toujours à se rapporter fidèlement à une réalité objective. Et quand un lien avec une telle réalité existe, il donne souvent lieu, autant en mathématiques qu’en poésie, à une représentation épurée, idéalisée de cette réalité, ramenée à l’essentiel, à l’essence des choses.
Cette idéalisation de la réalité a été au centre du mouvement symboliste (voir p.40-44, L’espace et le temps dans la poésie symboliste). S’efforçant de dépasser les limites de la réalité observable, les poètes du symbolisme cherchent à exprimer la part spirituelle de l’être humain, en utilisant les éléments tangibles de la réalité comme symboles (ou reflets imparfaits) d’une réalité intérieure ou transcendante. On fait donc souvent usage de l’analogie pour exprimer une idée abstraite en s’appuyant sur des réalités concrètes. La lecture des poèmes associés à ce mouvement exige en quelque sorte de procéder à une modélisation mathématique pour abstraire, à partir des réalités concrètes évoquées, les idées transférables à une réalité moins tangible, véritable paysage où se meut le poète et pour qui le monde extérieur n’a qu’une valeur accessoire.
La sensibilité particulière des symbolistes en a conduit plusieurs à se sentir mésadaptés au monde extérieur. Charles Baudelaire (1821-1867) l’a magnifiquement évoqué dans L’albatros, où après avoir décrit com- ment cet oiseau, pourtant si majestueux dans le ciel, paraît si gauche sur le pont d’un bateau, il conclut:
Le Poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l’archer; Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
Le salut du poète pourrait venir de sa capacité à partager sa sensibilité avec autrui, à utiliser au sol ses ailes de géant pour pointer le ciel et raconter ce qu’on y voit. C’est le conseil que semblait prodiguer Saint-Denys Garneau lorsqu’il a écrit:
Quant à toi
Quant à toi dépasse la tour,
Allonge la main au faîte de la tour
Et fais signe à ceux qui n’ont pas de vue au-dedans.
Fais ce silence et parle ces signes
Afin qu’on sache qu’il est des choses dans la tour
Que là-dedans vit quelque chose qu’on ne voit pas
Mais existe, une perle précieuse.
Pour en s\(\alpha\)voirplus !
Braffort, P., Poésie et mathématique: des amours anciennes, Journées Académiques Art et Mathématique, Lille, mars 1999.
Delahaye, J.-P., Écriture sous contraintes, Les inattendus mathématiques, Paris, Belin – Pour la science, 2004, pp. 6-19.
Saint-Gelais, R., Littérature et mathématiques: jalons pour une approche perpendiculaire, Tangence, no 68, hiver 2002, pp. 9-21.
Dossier OULIPO, Tangente, no 87, juillet – août 2002, pp. 25-45.
- OUvroir de LIttérature POtentielle: groupe de mathémati- ciens et poètes, incluant Raymond Queneau et Georges Perec. Fondé en 1960 et considéré comme un laboratoire de structure littéraire, ce groupe a produit des œuvres étonnantes. Notamment les Cent mille milliards de poèmes de Queneau, dans un recueil dont la facture (10 pages découpées en 14 languettes, une pour chacun des vers d’un sonnet) permet effectivement de générer 1014 poèmes. ↩
- Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et l’Ordinateur : groupe créé en 1981 par Jacques Roubaud et Paul Braffort. ↩
- Cité par Braffort (1999). ↩