Une des visées fondamentales avec le symbolisme, aussi bien en arts qu’en poésie, aura été de rendre compte de l’invisible et de l’indicible. Les notions d’espace et de temps, qui contraignent l’existence et participent aux états d’âme, ont ainsi été savamment explorées par les poètes de ce mouvement. Comme il s’agit de notions qui ont aussi marqué l’évolution des mathématiques, il n’est pas étonnant de pouvoir repérer des liens entre les images et les métaphores utilisées et certains concepts mathématiques.
Dans sa quête d’absolu, le poète québécois Hector de Saint-Denys Garneau (1912-1943) peut être associé au mouvement symboliste. Le poème suivant, publié en 1937 dans le recueil Regards et jeux dans l’espace (dont le titre annonce déjà une certaine couleur mathématique), paraît donner des indices sur la façon dont il vivait cette quête:
C’est là sans appui
Je ne suis pas bien du tout assis sur cette chaise
Et mon pire malaise est un fauteuil où l’on reste
Immanquablement je m’endors et j’y meurs.
Mais laissez-moi traverser le torrent sur les roches
Par bonds quitter cette chose pour celle-là
Je trouve l’équilibre impondérable entre les deux
C’est là sans appui que je me repose.
Rejetant la stabilité et la monotonie qui viendraient avec l’acceptation d’un destin, d’un ordre établi, de vérités toutes faites et autres chaises et fauteuils, il recherche activement le mouvement, mieux, les discontinuités. Cela conduit-il à une trajectoire incohérente? Pas nécessairement. Le bond ne constitue pas une discontinuité de la trajectoire (on ne disparaît pas pour apparaître ailleurs), mais bien de ses dérivées, lesquelles ne sont pas réduites à zéro comme avec les fonctions monotones. On change brusquement de direction, de vitesse, d’accélération, et cela peut être pour mieux avancer. Car la beauté du bond tient au fait que le changement d’accélération initial origine d’une impulsion interne au sujet. Celui-ci n’a pas seulement changé de direction, il l’a choisie. Et c’est cette possibilité de choix qui permet de se libérer d’un déterminisme aveugle, de s’adapter pour traverser les torrents, qui procure chez Saint-Denys Garneau ce sentiment d’équilibre, cette paix intérieure.
Avec le poème Autrefois, issu du même recueil, Saint-Denys Garneau décrit l’évolution de sa démarche créatrice, et cette description, de nature presque graphique, emprunte aux mathématiques et à la physique de façon si explicite, que la modélisation, au lieu d’être « laissée en exercice au lecteur », est entièrement assumée par l’auteur.
Autrefois
Autrefois j’ai fait des poèmes
Qui contenaient tout le rayon
Du centre à la périphérie et au-delà
Comme s’il n’y avait pas de périphérie mais le centre seul
Et comme si j’étais le soleil: à l’entour l’espace illimité
C’est qu’on prend de l’élan à jaillir tout au long du rayon
C’est qu’on acquiert une prodigieuse vitesse de bolide
Quelle attraction centrale peut alors empêcher qu’on s’échappe
Quel dôme de firmament concave qu’on le perce
Quand on a cet élan pour éclater dans l’Au-delà.
Mais une sphère et que le centre n’est pas au milieu
Mais au centre
Et l’on apprend la longueur du rayon ce chemin trop parcouru
Et l’on connaît bientôt la surface
Du globe tout mesuré inspecté arpenté vieux sentier
Tout battu
De pousser le périmètre à sa limite
Dans l’espoir à la surface du globe d’une fissure,
Dans l’espoir et d’un éclatement des bornes
Par quoi retrouver libre l’air et la lumière.
L’élan de l’entier rayon devenu
Ce point mort sur la surface.
Sur le chemin trop court par la crainte du port
Raccourcit l’enjambée et s’attarde à venir
Il me faut devenir subtil
Afin de, divisant à l’infini l’infime distance
De la corde à l’arc,
Créer par ingéniosité un espace analogue à l’Au-delà
Et trouver dans ce réduit matière
Pour vivre et l’art.
Après avoir voulu tout expliquer et s’être laissé étourdir par une force qui semblait vouloir le propulser à l’infini, lui ouvrir l’accès à l’absolu cherché par le point de vue unique qu’il aurait de si haut et qui lui permettrait de tout englober, il a dû reconnaître les limites du domaine qu’il lui était possible d’embrasser. C’est donc en se réfugiant plutôt dans les infinies subdivisions du fini, en décortiquant jusqu’à l’infiniment petit le détail de ce qui semblait connu, en tirant parti de la densité de cet espace où nous vivons, qu’il a cherché plus tard à se rapprocher de l’essentiel des choses pour pouvoir en témoigner.
Il est par ailleurs intéressant de noter qu’en « raccourcissant l’enjambée » sur certaines courbes, en s’approchant du détail du contour, on peut effectivement augmenter « à volonté » la distance parcourue. Comme l’a prouvé Benoit Mandelbrot, des courbes de nature fractale (voir l’article de J. Lajoie, p. 24), situées dans un espace fini mais avec une indétermination du plan tangent en tout point de leur contour (ou pour la plupart de ces points), ont une longueur infinie. Bien avant Mandelbrot, qui lui rendit plus tard hommage, le physicien français Jean Perrin avait donné en 1913 une très belle description de ces courbes, en les illustrant avec le littoral de la Bretagne, au profil dentelé fait de multiples échancrures.
À toute échelle, on soupçonne, sans les voir tout à fait bien, des détails qui empêchent absolument de fixer une tangente.
À propos d’autres objets réels, il précisait que:
Si on prend une loupe, un microscope, l’incertitude reste aussi grande, car chaque fois qu’on augmente le grossissement, on voit apparaître des anfractuosités nouvelles.
Tout comme l’espace, le temps aura été pour les poètes une autre source de fascination, de frustration ou même d’angoisse. Quand, avec Le lac, le romantique Lamartine (1790-1869) demandait au temps, par la voix de l’être aimé, de suspendre son vol, ce n’était pas tant pour qu’il s’arrête mais pour que se prolonge (« je demande en vain quelques moments encore ») la perfection de « ces moments d’ivresse, où l’amour à longs flots nous verse le bonheur ». Avec Le Pont Mirabeau, Guillaume Apollinaire (1880-1918) renonce au lac « que le temps épargne », et accepte, à travers la Seine, l’inéluctable passage du temps. Le fleuve n’échappe pas au temps; il l’incarne, dans toute sa continuité et son irréversible mouvement… à quelques turbulences près, pourrions-nous ajouter.
Le Pont Mirabeau
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure
Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure
L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure
Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure
L’évocation du temps qui passe et coule inéluctablement, indépendamment des êtres qu’il conditionne, paraît rejoindre la définition objective donnée par Newton: « Le temps absolu, vrai et mathématique, qui est sans relation à quoi que ce soit d’extérieur, en lui-même et de par sa nature, coule uniformément ». Mais la représentation qu’on s’en fait comporte sa part d’arbitraire.
D’abord, le choix des unités qui marquent la mesure du temps: les jours, les nuits, les semaines, les heures. D’un temps continu qui coule et s’échappe, comme l’amour et l’eau courante, nous passons à un temps discrétisé, marqué par des événements ponctuels, réguliers, fréquents et périodiques: la venue de la nuit, l’heure qui sonne. Le rythme du poème accentue cette rupture: entre les strophes qui coulent avec générosité pour parler de l’amour, de la vie, des souvenirs, de l’espérance, où le nombre de pieds par vers correspond à la suite {10, 4, 6, 10}, s’insère un court refrain de deux vers {7, 7}, avec une forte césure après le quatrième pied pour chacun de ces vers: c’est la suite {4, 3, 4, 3} qu’on entend. Avec une telle cadence, aussi fortement marquée, le pendule du rêveur est vite remis à l’heure.
Cette discrétisation du temps ne peut rendre compte fidèlement du mouvement incessant. Mais elle pourrait suffire à faire ressortir l’alternance des émotions: « la joie venait toujours après la peine ». Pourtant, si l’on cherche à dessiner la représentation qu’on se fait de cette phrase, on tombe presque invariablement sur une fonction continue, sinusoïdale, soit la dernière des quatre représentations ci-contre, pourtant toutes applicables en principe.
Pourquoi en est-il ainsi? Une explication pourrait être liée à la souplesse de cette courbe, qui lui vient non seulement de la continuité de la fonction qu’elle représente, mais aussi de la continuité de ses dérivées première, seconde, etc. En optant pour une telle continuité dans la représentation, il semble qu’on se soit convaincu, ou qu’on préfère croire, que jusque dans les joies et les peines qu’elle nous offre, « la vie est un long fleuve tranquille »…
Ensuite, comme autre élément arbitraire, il y a le choix du référentiel. On ne dit pas ici que l’homme vieillit, se déplace ou évolue en fonction du temps; il « demeure », et c’est le temps qui « passe » et « s’en va ». Cela pourrait suggérer une possible filiation entre ce poème, paru en 1913, et la théorie de la relativité restreinte d’Einstein, publiée en 1905. L’hypothèse paraît d’autant plus séduisante qu’Apollinaire était un fervent adepte du mouvement cubiste en peinture, avec Braque et Picasso pour phares, et que ces peintres se seraient inspirés, a-t-on déjà dit, des travaux d’Einstein pour privilégier la multiplicité et la simultanéité des points de vue dans leurs représentations.
Mais il convient ici d’être prudent. S’il est vrai qu’Apollinaire et certains cubistes se sont plus à cautionner leur démarche en référant à une « quatrième dimension » ou aux « géométries non-euclidiennes », il n’y avait peut-être là qu’une utilisation très libre d’un vocabulaire qui paraissait affranchir des conventions du passé et ouvrir de nouvelles possibilités d’exploration et de création.
Par sa façon d’utiliser le réel pour évoquer l’abstrait, niveau où se situe l’essentiel de ses préoccupations, Apollinaire s’inscrivait dans la tradition symboliste. Mais en se permettant un regard différent sur les choses, il annonçait déjà le surréalisme; avec ce nouveau mouvement, les artistes ont refusé de se plier aux contraintes du monde visible et ont fait le pari de contribuer à « changer la vie » en mettant à l’avant-scène les seules images qui leur viennent de leur pensée, de leurs rêves ou de leur imagination. On pourrait envisager un parallèle entre ce choix artistique et le développement récent de certains champs mathématiques, qui évoluent d’eux-mêmes sans la nécessité a priori d’un rapport à la réalité. Cela n’empêche pas toutefois que ces développements, souvent perçus comme très abstraits, recèlent bien souvent l’outil conceptuel idéal pour résoudre un problème qui émergera d’une réalité future.
Que ce soit en art, en littérature ou en science, les évolutions ont toujours été faites de continuité et de ruptures. Les liens qu’il est possible d’établir entre certaines de ces évolutions témoignent bien de l’intérêt qu’il y a à croiser les regards disciplinaires pour explorer et interpréter, autant le monde qui nous entoure que les manifestations culturelles qui en découlent. On multiplie ainsi les possibilités de comprendre, d’imaginer, d’agir et de créer.