L’algèbre s’applique aux nuages ; l’irradiation de l’astre profite à la rose; aucun penseur n’oserait dire que le parfum de l’aubépine est inutile aux constellations. Qui donc peut calculer le trajet d’une molécule? Que savons-nous si des créations de monde ne sont point déterminées par des chutes de grains de sable? Qui donc connaît les flux et les reflux réciproques de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, le retentissement des causes dans les précipices de l’être et les avalanches de la création? […] Tous les oiseaux qui volent ont à la patte le fil de l’infini. […] Dans les vastes échanges cosmiques, la vie universelle va et vient en quantités inconnues, roulant tout dans l’invisible mystère des effluves, […] rattachant le vol d’un insecte au mouvement de la terre, subordonnant, qui sait? ne fût-ce que par l’identité de la loi, l’évolution de la comète dans le firmament au tournoiement de l’infusoire dans la goutte d’eau. Machine faite d’esprit. Engrenage énorme dont le premier moteur est le moucheron et dont la dernière roue est le zodiaque.
Y avait-il une sensibilité mathématique, plus ou moins consciente, chez Victor Hugo? Des extraits1 de son œuvre nous portent à croire que tel était le cas.
Le plus spectaculaire d’entre eux est sans doute ce passage des Misérables2, reproduit ci-dessus, qui paraît témoigner d’une étonnante intuition des systèmes complexes et des mathématiques du chaos, annonçant quelque cent ans avant le physicien Edward Lorenz, et presque en termes équivalents, l’idée de l’effet papillon, image emblématique de l’extrême sensibilité des systèmes chaotiques aux conditions initiales.
En lisant cet extrait avec le recul dont nous disposons aujourd’hui, nous pourrions bien être tentés de croire le poète et homme d’État Léopold Sédar Senghor lorsqu’il disait que « les mathématiques sont la poésie des sciences ». Pourrions-nous aller jusqu’à envisager qu’une sensibilité poétique puisse être le signe d’une disposition favorable envers les mathématiques?
Certes, Victor Hugo ne paraît pas avoir gardé un très bon souvenir de ses cours d’algèbre:
Pauvre oiseau qui heurtait du crâne mes barreaux
On me livrait tout vif aux chiffres, noirs bourreaux;
On me faisait de force ingurgiter l’algèbre;
On me liait au fond d’un Boisbertrand funèbre;
On me tordait depuis les ailes jusqu’au bec,
Sur l’affreux chevalet des X et des Y[…]3
Mais, comme en témoigne la suite du poème, il s’agit ici plutôt de la dénonciation d’un enseignement basé sur la contrainte que du rejet du contenu enseigné:
Un jour, quand l’homme sera sage,
Lorsqu’on n’instruira plus les oiseaux par la cage,
[…]
Alors, le jeune esprit et le jeune regard
Se lèveront avec une clarté sereine
Vers la science auguste, aimable et souveraine.
Effaçons donc les barreaux de la cage, comme nous le conseillait sagement Prévert4, et tentons une nouvelle fois de rendre les mathématiques « aimables » aux esprits libres et poétiques. Pour montrer que, tout comme la poésie, les mathématiques s’intéressent aux idées et aux images, nous avons cherché à « voir » un concept mathématique dans une description poétique de Victor Hugo. Notre regard s’est ainsi porté sur l’un de ses poèmes les plus émouvants, Demain, dès l’aube, écrit en 1847, dans lequel il s’adresse à sa fille Léopoldine, décédée tragiquement par noyade à l’âge de vingt-trois ans.
Demain, dès l’aube
Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends. J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
La seconde strophe, où l’auteur se décrit dans sa marche vers la tombe de sa fille, nous le fait voir dans l’expression de l’insurmontable chagrin où l’a laissé le décès de celle qu’il adorait. Les détails du dos courbé et des mains croisées contribuent à faire sentir le repli du père sur sa douleur et ses souvenirs, et à l’imaginer aveugle et sourd au reste du monde. On peut voir dans cette image une illustration très forte du concept mathématique de convexité qui, en retour, conduit à mieux apprécier toute la cohésion de cette strophe.
Rappelons d’abord qu’un ensemble O est convexe si et seulement si, quels que soient deux points A et B appartenant à O, le segment [AB] qui les joint est entièrement inclus dans O.
En courbant le dos et en rapprochant les bras pour croiser les mains, le père adopte une posture que nous pourrions qualifier de « plus convexe » car « presque tous les segments » reliant deux points de la figure y sont entièrement inclus. Dans cette posture, l’auteur garde l’essentiel en lui, limitant son ouverture au monde extérieur et l’emprise que celui-ci pourrait bien exercer. Ainsi, le voyage est essentiellement intérieur, et le jour peut bien ressembler à la nuit.
Denis Guedj, historien, romancier et vulgarisateur des mathématiques, a déjà écrit que l’on peut exprimer beaucoup de choses dans la « langue mathématique », mais on ne peut pas y dire « je t’aime ».5 S’il semble effectivement réducteur et même absurde de vouloir décrire avec la rigueur mathématique la complexité des sentiments humains, il reste que leurs manifestations ou leurs évocations ont souvent été l’objet, avec les poètes du romantisme notamment, de descriptions fines à partir desquelles il devient possible d’envisager des liens de parenté avec des concepts mathématiques.
En fait, il n’est pas exagéré de dire que, par la profonde introspection et le regard sensible qu’elle met à contribution, la poésie, au même titre que l’analyse mathématique, peut devenir un moyen de connaissance. La mise en évidence des similitudes entre ces deux démarches pourrait contribuer à rendre plus humain le visage des mathématiques et encourager les poètes en herbe à développer un regard mathématique sur le monde.
- Relevés par Braffort (1999). ↩
- Victor Hugo, Les Misérables (1862).
Quatrième partie: L’idylle rue Plumet et l’épopée rue Saint-Denis;
Livre troisième: La maison de la rue Plumet, III. ↩ - Victor Hugo, « À propos d’Horace » (1831),
Les Contemplations (1856), Livre premier: Aurore. ↩ - Jacques Prévert, « Pour faire le portrait d’un oiseau », Paroles (1945). ↩
- Denis Guedj, La gratuité ne vaut plus rien, Seuil, 1997. ↩