La compréhension d’un phénomène physique donne souvent lieu à la confrontation de diverses théories. Dans les tentatives pour expliquer la vision et les phénomènes optiques se sont opposées, dans l’Antiquité, la théorie de l’émission et celle de l’intromission, et plusieurs siècles plus tard, la théorie corpusculaire et la théorie ondulatoire.
L’optique selon les penseurs grecs
Pour les penseuers de la Grèce antique, tous les corps sont constitués en proportions variables des quatre éléments: terre, eau, air et feu. Ils en sont venus tout naturellement à penser que les corps pouvaient émettre des particules de feu, ce qui a constitué la première forme d’explication du phénomène de la vision.
Deux théories ont été échafaudées dans l’Antiquité: la théorie de l’émission et celle de l’intromission. La théorie de l’émission, défendue par Euclide (~325 à ~265) et Ptolémée (85-165), postule que l’œil émet la lumière. L’ouvrage le plus ancien soutenant cette théorie a été rédigé par Euclide vers ~280. Ce texte, qui s’inscrit dans la continuité de la pensée de Platon, présente le savoir de l’époque. La lumière est émise par l’œil sous forme de rayons qui sont interceptés par les objets.
L’optique selon Démocrite et Platon
Démocrite pensait que les corps lumineux émettent des particules qui viennent influencer l’oeil. Pour d’autres philosophes, ce sont des corpuscules émises par l’œil qui, heurtant les objets, les rendent visibles.
Platon croit plutôt que l’œil et l’objet observé émettent des particules dont la rencontre provoque le phénomène de vision. Pour émettre de telles particules, un corps doit comporter une certaine proportion de l’élément feu. Voici comment Platon explique ce phénomène:
Quand donc la lumière du jour entoure le flux issu des yeux, alors le feu intérieur qui s’échappe, le semblable allant vers le semblable, après s’être combiné avec la lumière du jour, se constitue en un seul corps ayant les mêmes propriétés tout le long de la droite issue des yeux, quel que soit l’endroit où le feu jailli de l’intérieur entre en contact avec le feu qui provient des objets extérieurs.
Mais, lorsque le feu extérieur se retire pour faire place à la nuit, il se trouve coupé du feu intérieur qui lui est apparenté. En effet, comme en sortant il tombe sur quelque chose qui n’est pas semblable à lui, le feu intérieur devient autre et s’éteint, n’ayant plus de communauté de nature avec l’air environnant, puisque celui-ci ne contient plus de feu.
Selon la théorie de l’intromission, défendue par Aristote (~385 à ~322) et ses disciples, ce sont les formes physiques qui entrent dans l’œil en provenance des objets.
Contrairement à la conception moderne, la lumière n’a pas d’existence propre dans ces deux théories, elle n’existe que dans le champ de vision de l’observateur.
Certains phénomènes optiques, comme la réflexion1 et la réfraction, ont été observés très tôt, mais étaient difficilement explicables par les théories de la vision héritées des penseurs grecs.
Ces théories ont quand même persisté jusqu’à la Renaissance en Europe, mais avaient été remises en question quelques siècles auparavant par des savants du monde islamique.
L’optique dans le monde islamique
Le mathématicien persan Ibn Sahl (940-1000), rattaché à la cour de Bagdad, a rédigé, vers 984, un ouvrage sur les miroirs ardents et les lentilles dans lequel il explique comment les miroirs courbes et les lentilles peuvent focaliser la lumière en un point. Il s’intéresse aux phénomènes de rélexion et de réfraction et fait les premières recherches en optique géométrique.
Un disciple de Ibn Sahl, l’astronome, médecin, philosophe et physicien Al-Haytam (965-1039) a poursuivi des recherches en optique. Al-Haytam, connu en Occident sous le nom latinisé Alhazen, est né en 965 à Bassorah, dans l’actuel Irak, et a vécu principalement au Caire. Il a rédigé un Traité d’optique qui porte sur l’optique géométrique et physiologique. Dans ses recherches en optique, Alhazen développe une démarche d’investigation qui est très proche de la méthode scientifique moderne (Alhazen01).
Son Traité d’optique comporte sept volumes dont le premier présente les deux théories antiques, l’émission et l’intromission. Il fait remarquer que les deux théories sont contradictoires, par conséquent ou l’une est vraie et l’autre fausse, ou toutes les deux sont fausses. Pour trancher, Alhazen indique qu’il faut étudier le phénomène de la vision en ayant recours à l’expérimentation et aux preuves plutôt qu’à partir de théories abstraites. La théorie doit venir de l’observation et de l’expérimentation et doit être vérifiée par d’autres expériences. (Alhazen02)
Pour Alhazen, les choses sont visibles soit parce qu’elles émettent ou reflètent la lumière. Un objet peut être une source de lumière — c’est le cas d’une bougie ou du Soleil —, ou l’objet peut réfléchir la lumière provenant d’une source. Un objet placé près d’une source réfléchit la lumière qui lui parvient, comme la Lune réfléchit la lumière qui lui vient du Soleil. C’est la lumière qui voyage de l’objet vers l`œil plutôt que les formes physiques, comme dans la théorie de l’intromission d’Aristote. Alhazen est le premier scientifique à soutenir que l’image se forme dans le cerveau plutôt que dans l’œil, et il explique que l’expérience personnelle a un effet sur ce que les gens détectent et interprètent. Il fait remarquer qu’il est plus facile pour un adulte que pour un enfant de donner un sens à ce qu’il perçoit. Il note que les mots qu’un adulte connaît évoquent des images qui sont inconnues d’un enfant. Ainsi « Kitab al-Manazir » n’évoque peut-être pas grand chose pour le lecteur francophone avant de savoir qu’en français cela se traduit par « Traité d’optique ».
Pour Alhazen, la lumière existe donc indépendamment de l’œil. Il observe qu’elle se propage en ligne droite et réalise des expériences qui l’amènent à poser que la lumière se propage dans toutes les directions comme les rayons d’une sphère.
Si on observe un objet au travers d’un tube droit et que l’on obture une partie du tube, seule la partie de l’objet en ligne droite entre l’objet et l’œil demeure visible.
De plus, si on déplace une bougie à l’extrémité du tube, on constate que l’image perçue change. Par conséquent, la lumière irradie de chaque partie de la flamme.
Alhazen réalise également des expériences en chambre noire (en latin, camera obscura). Il explique que lorsque la lumière du Soleil atteint le petit trou (sténopé) d’une chambre noire, les rayons lumineux allant de l’objet vers l’image forment avec le sténopé deux cônes inversés l’un par rapport à l’autre. Cette expérience démontre que la lumière voyage en ligne droite. De plus, quand une partie des rayons réfléchis par un objet passent par un trou minuscule percé dans un matériau opaque et peu épais, ils ne se dispersent pas dans la chambre obscure pour illuminer toute la chambre. Ils se croisent et reforment plutôt une image tête en bas sur une surface blanche disposée parallèlement à la surface trouée. Alhazen observe également que plus le trou est petit, plus l’image est claire.
Dans ses recherches, Alhazen en vient à conclure que, dans un milieu homogène, les rayons lumineux émis par une source lumineuse ponctuelle se propagent en ligne droite le long des rayons d’une sphère centrée à la source. La réfraction de la lumière est causée par un ralentissement ou une accélération de la lumière dans son déplacement, lorsque celle-ci passe d’un milieu à un autre plus dense ou moins dense. Dans un milieu plus dense la lumière voyage plus lentement que dans un milieu moins dense. Cela permet à Alhazen d’interpréter le crépuscule. Même si le Soleil est encore sous la ligne d’horizon, la lumière nous parvient parce qu’elle est réfractée dans l’atmosphère, qui est plus dense au niveau du sol qu’en altitude. Il détermine que le crépuscule commence lorsque le Soleil est à un angle inférieur à 19° sous l’horizon.
Alhazen a également étudié les loupes et les lentilles
Si un objet est observé à travers un milieu sphérique dense dont la surface courbe est tournée vers l’œil et se situe entre l’œil et la sphère, l’objet apparaît grossi.
Les causes des phénomènes de réflexion et de réfraction était connus de Alhazen, il restait à en faire une description mathématique précise.
L’optique dans l’Europe du XVIIe siècle
En Europe, le premier savant qui s’est intéressé aux problèmes de réflexion et de réfraction est Willebrord Snell van Royen (1591-1626) qui, selon la mode de l’époque, avait latinisé son nom en Villebrordus Snellius (Snell). Selon Christiaan Huygens, Snell est le premier, en 1621, à énoncer mathématiquement les lois de la réfraction. Cette découverte, qui ne fut pas publiée, semble avoir été obtenue empiriquement sans démonstration. Il faut préciser que le traité d’Alhazen avait été traduit en latin vers la fin du XIIe siècle et finalement édité en 1572 par Friedrich Risner2 sous le titre Opticæ thesaurus: Alhazeni Arabis libri septem, nuncprimum editi; Ejusdem liber De Crepusculis et nubium ascensionibus. C’est probablement une des raisons pour lesquelles Snell n’a pas jugé bon de publier sur le sujet. L’autre explication est le décès de Snell à un âge relativement jeune, 46 ans.
Dans son ouvrage La Dioptrique, René Descartes (1596-1650) présente les lois de la réflexion et de la réfraction. Il connaissait probablement les travaux d’Alhazen et de Snell et il tente d’expliquer le comportement de la lumière en faisant une analogie avec les chocs de particules (Descartes05). Dans le cas de la réflexion, il considère que le phénomène est analogue à celui d’une balle frappée par une raquette et qui rebondit sur un sol parfaitement plat. Dans le cas de la réfraction, il n’utilise pas l’énoncé moderne (voir l’encadré), mais l’exprime géométrique- ment par des rapports en utilisant encore une analogie avec les chocs pour tenter de valider son énoncé. Dans sa théorie, la lumière est une émission de particules dont la vitesse augmente en traversant un milieu plus dense.
Lois de la réflexion
- Le rayon réfléchi est situé dans le plan d’incidence formé par le rayon incident et la perpendiculaire (normale) à la surface réfléchissante au point de réflexion.
- L’angle que fait le rayon réfléchi avec la normale est égal à l’angle que fait le rayon incident avec cette même normale,
\[\alpha_1 = \alpha_2.\]
Lois de la réfraction
- Le rayon réfracté est situé dans le plan d’incidence formé par le rayon incident et la normale à la surface séparant les deux milieux.
- La deuxième loi a été décrite de diverses façons équivalentes à
\[\frac{\sin \alpha_1}{\sin \alpha_2} = \frac{n_2}{n_1}\]
où \(n_1\) et \(n_2\) sont les indices de réfraction, \(\alpha_1\) et \(\alpha_2\) sont les angles d’incidence et de réfraction.
Ces explications ne sont pas convaincantes pour Pierre de Fermat (1601-1665), même si les lois telles qu’énoncées par Descartes se vérifient expérimentalement. Fermat étudie le problème en adoptant comme hypothèse de départ que « la nature agit toujours par les voies les plus simples » (Fermat06). De cette hypothèse découle le principe de « moindre temps » selon lequel le chemin suivi par la lumière est celui pour lequel la durée du trajet est minimale. En adoptant ce principe et en appliquant sa méthode de recherche des valeurs extrêmes, Fermat parvient au même résultat que Descartes. Sa démarche est cependant critiquée par plusieurs adeptes de la théorie cartésienne. Pour les cartésiens, le principe des « voies les plus courtes et les plus simples » est un « principe moral, pas un principe de physique et ne peut être la cause d’aucun effet de la nature ». Repris par Pierre-Louis de Maupertuis (1698- 1759), ce principe s’est ensuite imposé sous l’appellation « principe de moindre action » (Maupertuis).
Les travaux d’Alhazen ont influencé le développement des lentilles et la construction des lunettes d’observation en astronomie. C’est pour comprendre le fonctionnement des lentilles et l’effet de la réfraction atmosphérique sur les observations que Johannes Kepler (1571-1630) a réalisé une étude géométrique des lois de l’optique (Kepler02), poussant plus loin les travaux de Ibn Sahl et Alhazen.
Optimisation et moindre action
Trente ans après la démonstration de Fermat, Jean Bernoulli (1667-1748) (Bernoulli04), alors de passage à Paris, choisit un problème analogue à celui de la réfraction, qui se résout par la démarche de Fermat. Mais ce problème peut aussi se résoudre de façon beaucoup plus simple par le calcul différentiel de Gottfried von Leibniz (1646-1716), dont Bernoulli veut montrer l’efficacité. Ce problème est le suivant:
Un voyageur partant d’un lieu doit traverser deux campagnes, des champs dirait-on aujourd’hui, séparées par une ligne droite. On suppose qu’il parcourt dans l’une des campagnes un certain espace en un certain temps et dans l’autre un autre espace en un autre temps. Bref, sont données les vitesses du mouvement supposé uniforme et rectiligne dans chaque champ. On demande par quel point de la droite de séparation le voyageur doit passer afin qu’il emploie le moins de temps qu’il est possible pour parvenir de son point de départ à son point d’arrivée.
Le problème formulé par Bernoulli ne fait pas directement référence à la réfraction, ce qui le met à l’abri des critiques des cartésiens purs et durs. On remarque que cet énoncé est maintenant un classique des problèmes proposés dans les cours de calcul différentiel.
Onde ou corpuscule
Un problème demeurait entier, celui de la nature de la lumière. L’explication de Descartes, fondée sur l’émission de corpuscules, était insatisfaisante pour Fermat. Son explication supposait que la vitesse de la lumière était plus grande dans un milieu plus dense, alors qu’Alhazen prétendait le contraire. En 1678, Christian Huygens (1629-1695) développe une nouvelle théorie (Huygens02). La lumière n’est pas une émission de corpuscules, mais une onde qui se propage dans l’éther sans déplacement de matière, comme le caillou qu’on laisse tomber dans l’eau forme une onde sans déplacement des molécules d’eau. Dans la théorie de Huygens, la vitesse de la lumière est moindre dans un milieu plus dense. Vers la même époque, Isaac Newton (1643-1727) (Newton01) soutient la théorie corpusculaire de la lumière, qui implique une vitesse plus grande dans un milieu plus dense. La théorie de Newton a été adoptée par la communauté scientifique, en partie à cause de la notoriété de son auteur. Cependant, de nouveaux phénomènes, inexplicables par la théorie corpusculaire, sont de plus en plus observés. La théorie ondulatoire pourra-t-elle expliquer ces phénomènes? Parviendra-t-on à démontrer que la vitesse de la lumière est finie et qu’elle est plus grande dans l’air que dans l’eau?