Avez-vous aimé le film « L’Empire contre-attaque »? Si oui, vous vous souvenez sans doute de cette scène dans laquelle l’intrépide Han Solo, joué par Harrison Ford, prend la décision très audacieuse de pénétrer dans un champ d’astéroïdes afin d’échapper à l’impressionnant vaisseau spatial du redoutable Darth Vader. Le ciel paraît alors bourré d’astéroïdes. Le scénario paraît si réel qu’il découragerait n’importe qui d’envoyer une sonde spatiale à travers la ceinture d’astéroïdes située entre Mars et Jupiter.
Néanmoins, en juillet 1972, la NASA a pris le risque d’envoyer la sonde spatiale Pioneer 10 à travers la ceinture d’astéroïdes. Un geste audacieux, car à l’époque, on n’avait pas les connaissances d’aujourd’hui pour déterminer avec certitude si les débris de la ceinture posaient un réel danger pour la sonde. Depuis ce temps, plusieurs autres sondes, dont Pioneer 11, Voyager 1 et 2, Galileo, Cassini, NEAR, Ulysses et enfin, tout récemment, la sonde New Horizons en route vers Pluton, ont chacune traversé la ceinture d’astéroïdes sans aucun problème. Selon Alan Stern, responsable de la mission New Horizons, la probabilité qu’un engin spatial heurte un astéroïde est inférieure à un sur un milliard. En effet, bien que le nombre d’astéroïdes dans la ceinture se compte en millions, celle-ci est si vaste que la distance entre ces gros cailloux se mesure en millions de kilomètres, ce qui explique qu’une sonde peut facilement traverser la ceinture sans crainte d’être abîmée.
Somme toute, avec les centaines de sondes qui ont visité toutes les planètes et plusieurs de leurs satellites naturels depuis 40 ans, on commence à connaître relativement bien le nombre et les trajectoires des corps célestes de taille significative qui vagabondent dans notre système solaire. Par contre, au-delà de notre système solaire, nos connaissances sont beaucoup plus modestes, en particulier lorsqu’on s’intéresse au reste de notre galaxie, la Voie lactée, ou encore à sa voisine la plus proche, Andromède. Néanmoins, les astrophysiciens prédisent que, dans environ 4 milliards d’années, notre galaxie entrera en collision avec Andromède (on ne s’entend pas sur le moment fatidique – les estimations s’étendent de 3 à 5 milliards d’années). Vous vous imaginez peut-être un feu d’artifice galactique: deux galaxies chacune composées de centaines de milliards d’étoiles entrant en collision! Et que dire de notre pauvre Soleil qui à lui seul devra affronter les mille milliards d’étoiles d’Andromède ?
Les deux opposants du combat à venir
Ces deux galaxies se positionnent tels deux boxeurs s’apprêtant à subir le choc violent de leurs assauts respectifs. Dans le coin gauche, nulle autre que la Voie lactée, âgée de 13,2 milliards d’années, pesant légèrement moins de deux mille milliards de masses solaires (une masse solaire est le poids de notre Soleil, soit pas moins de 1,98 × 1030 kg), avec un diamètre d’environ 100 000 années-lumière et contenant pas moins de 200 milliards d’étoiles. Dans le coin droit, son adversaire redoutable, Andromède (parfois appelée M31), âgée de seulement 9 milliards d’années, pesant un peu plus de mille milliards de masses solaires, avec un diamètre d’environ 140 000 années-lumière et comptant le nombre impressionnant de mille milliards d’étoiles. Prenons un instant pour apprécier les caractéristiques physiques de nos deux brillants adversaires. Bien qu’Andromède compte beaucoup plus d’étoiles que la Voie lactée (ce qui explique qu’elle soit plus lumineuse – 25 % de plus – et qu’elle soit ainsi visible à l’oeil nu pour un observateur situé dans l’hémisphère nord), on estime qu’elle est moins massive que sa rivale: on évalue son poids total à environ les 2/3 de celui de la Voie lactée.
Qu’arrivera-t-il à notre Soleil dans 4 milliards d’années?
Évaluer la probabilité d’obtenir la combinaison gagnante lors du tirage de la Lotto 6/49 est très facile. Il suffit de calculer le nombre de combinaisons possibles de 49 objets pris 6 à la fois, et tout le monde connaît la réponse (ou du moins devrait la connaître avant de jouer!): c’est 1 chance sur 13 983 816. Il en est tout autrement lorsqu’on veut calculer la probabilité que deux étoiles se détruisent mutuellement dans un face-à-face cosmique dans 4 milliards d’années. Plus précisément, est-il possible de calculer la probabilité qu’une étoile donnée de la Voie lactée, telle notre Soleil, heurte éventuellement de plein fouet une des étoiles d’Andromède lors de l’affrontement des deux immenses galaxies? Il faut être prudent! Pour obtenir une valeur relativement fiable de la probabilité qu’un phénomène physique se produise, surtout lorsqu’il concerne des corps célestes dont on connaît très mal la nature, le lieu exact, le nombre et les dimensions physiques, il est sage, voire essentiel, de faire préalablement un certain nombre de suppositions. Outre les chiffres déjà mentionnés ci-dessus, voici donc les hypothèses et les données (très approximatives) que nous utiliserons:
a) On supposera que les quelques centaines de milliards d’étoiles concernées par la rencontre titanesque sont en moyenne de la taille de notre Soleil, dont on connaît le rayon approximatif, soit 695 000 kilomètres.
b) On supposera que la rencontre des deux galaxies prendra la forme du choc de deux disques de même diamètre qui se heurtent face à face, l’un passant au travers de l’autre. En plus de simplifier les calculs, cette approximation correspond au pire scénario que l’on puisse imaginer! Une vraie collision frontale!
c) On négligera les effets des forces gravitationnelles qui agissent entre les étoiles: cette hypothèse est tout-à-fait raisonnable compte tenu que la distance entre les étoiles se mesure en années-lumière et que la force d’attraction F entre deux objets de masses \(m_1\) et \(m_2\) est inversement proportionnelle au carré de la distance d qui les sépare, selon la formule bien connue \(F =c \frac{m_1m_2}{d^2},\) où c est une constante.
d) Bien qu’on sache que la densité de la population des étoiles d’une galaxie est plus grande au centre de celle-ci qu’en périphérie, on prendra tout de même pour acquis que les étoiles de chaque galaxie sont réparties uniformément sur un disque circulaire plat, l’erreur ainsi engendrée n’affectant pas de manière significative nos conclusions.
Les probabilistes au service de l’exploration spatiale
La NASA fait constamment appel aux mathématiciens pour pouvoir évaluer les risques encourus lors de chacune de ses missions spatiales. Par exemple, lorsque le 4 juillet 2005, la sonde Deep Impact se rapprochait de la comète Tempel 1 pour laisser tomber à sa surface un bloc de cuivre de 372 kg dans l’espoir de pouvoir connaître la composition de l’intérieur de la comète, les mathématiciens ont évalué que la probabilité que le bloc de cuivre rate sa cible était d’environ 1/100, un risque jugé acceptable. Leurs calculs faisaient intervenir la vitesse relative de la sonde par rapport à la Comète (10,3 km/s), les dimensions de la comète (environ 5 kilomètres en son diamètre le plus large) et plusieurs autres données quantitatives pertinentes. La NASA fait également appel aux mathématiciens pour connaître le degré de sécurité de divers projets spatiaux en cours, en évaluant par exemple la probabilité qu’un objet de taille importante heurte la station spatiale internationale et menace ainsi son intégrité.
En contraste avec toutes les données relativement imprécises qu’on est contraint d’utiliser pour nos calculs, on fera usage d’une donnée numérique qui a l’avantage d’être très précise: il s’agit de la vitesse de la lumière, soit 299 792 458 m/s, que l’on arrondira à 300 000 km/s. Ainsi, une année-lumière est la distance parcourue par la lumière en une année, soit
\[365×24×60×60×300\,000 \;\text{km} \\ \: \: \:= 9\,460\,800\,000\,000 \;\text{km},\]
que l’on arrondira à 9,5 × 1012 kilomètres.
Le schéma ci-dessus représente le disque Andromède. Le petit disque bleu représente notre Soleil et les petits disques rouges, qu’on supposera répartis de manière aléatoire, représentent les 1012 étoiles d’Andromède.
Notre Soleil entrera en collision avec Andromède si et seulement si le centre du petit disque bleu est à moins de 695 000 km de la frontière d’au moins un des 1012 petits disques rouges. Puisqu’on suppose que les étoiles d’Andromède sont toutes de la même grosseur que notre Soleil, cette collision aura lieu si et seulement si le centre du petit disque bleu tombe dans la région critique formée par l’union de 1012 petits disques de rayon 2 × 695 000 km. Ce rayon étant très petit par rapport au diamètre d’Andromède, on peut supposer que ces 1012 disques sont disjoints. L’aire totale de cette région critique est donc
\[\begin{array}{r c l} \text{Aire critique} &≈ &10^{12} \pi r^2 \\&≈ &10^{12} \pi(2 × 695\;000 \: \text{km})^2\\&≈&6×10^{24}\: \text{km}^2.\end{array} \]
Par ailleurs, l’aire du disque Andromède est donnée par
\[\begin{array}{r c l} \text{Aire d’Andromède} &≈ &\pi r^2 \\&≈ &\pi(70\;000 × 9,5 ×10^{12} \: \text{km})^2\\&≈&\displaystyle\frac{4}{3}×10^{36}\: \text{km}^2.\end{array} \]
On suppose que le centre du disque bleu est un point choisi au hasard et de façon uniforme sur le grand disque Andromède. La probabilité p que notre Soleil heurte au moins une étoile d’Andromède est donc
\[\begin{array}{r c l} p&=& \displaystyle \frac{\text{Aire critique}}{\text{Aire d’Andromède}}\\ &≈ &\displaystyle \frac{6×10^{24}\: \text{km}^2}{\displaystyle\frac{4}{3}×10^{36}\: \text{km}^2}\\&≈&\displaystyle\frac{5}{10^{12}}.\end{array} \]
Pour utiliser une analogie, on pourrait imaginer une immense salle dans laquelle il y a 1012 chaises toutes de couleur blanche, sauf cinq d’entre elles qui sont noires. Ainsi, en supposant que notre Soleil entre à l’improviste dans la salle pour choisir au hasard une chaise, il est clair que la probabilité qu’il choisisse une chaise noire est 5/1012, une probabilité très faible, en particulier si on se rappelle que la probabilité de gagner le gros lot de la 6/49 est de l’ordre de 1/107.
Considérons maintenant l’ensemble des n = 2×1011 étoiles de la Voie lactée. D’après le calcul qu’on vient de faire, chacune de ses n étoiles a une probabilité p = 5/1012 d’entrer en collision avec une étoile d’Andromède. La probabilité qu’aucune étoile de la Voie lactée n’entre en collision avec les étoiles d’Andromède est donc (1 –p)n. Pour évaluer rapidement cette dernière quantité, il suffit d’utiliser le fait qu’on a, pour tout nombre réel x,
\[\lim_{n \to \infty} \left ( 1 + \displaystyle \frac{x}{n} \right )^n=e^x,\]
où e = 2,71828… est le nombre d’Euler. On obtient donc
\[\begin{array}{r c l}(1−p) &=& \left ( 1 – \displaystyle \frac{5}{10^{12}} \right )^{2 \times 10^{11}} \\ &=& \left ( 1 + \displaystyle \frac{(-1)}{2 \times 10^{11}} \right )^{2 \times 10^{11}} \\ &≈ &e^{−1}.\end{array} \]
Il en résulte que la probabilité \(p_*\) qu’au moins une des étoiles de la Voie lactée entre en collision avec au moins une des étoiles d’Andromède est
\[\begin{array}{r c l}p_* &=&1−(1−p)^n\\&≈&1−e^{−1} ≈ 63 \%.\end{array}\]
En résumé, on peut tirer deux conclusions des calculs ci-dessus:
- on peut d’abord affirmer sans crainte que la probabilité que lors de la collision galactique notre Soleil frappe une étoile d’Andromède est quasi-nulle;
- en second lieu, on peut affirmer qu’il est dans la mesure du possible qu’au moins une des étoiles de la Voie lactée entre en collision avec une de ses sœurs de notre galaxie voisine.
Et qu’en serait-il si les approximations numériques que nous avons utilisées étaient modifiées tant soit peu vers le haut ou vers le bas? La deuxième conclusion devrait être réévaluée, mais en aucun cas la première ne pourrait être remise en question! Donc, pas de souci, dans 4 milliards d’années, inutile de faire vos bagages: notre Soleil demeurera intact!