Artiste fascinant, Maurits Cornelis Escher a conçu des toiles magnifiques et intrigantes, jouant avec la perspective et la géométrie, et démontrant une ingéniosité remarquable.
Ses œuvres, dont plusieurs ont une renommée mondiale, sont souvent citées comme exemples d’art à saveur mathématique. Elles interpellent le spectateur par leur caractère insolite. L’une de ses œuvres, « Exposition d’Estampes » a longtemps attiré et parfois même divisé la communauté scientifique. C’est qu’elle est demeurée inachevée. Mais, était-elle vraiment inachevable?
Regardons cette image, et imaginons que nous fassions un zoom pour rentrer dans l’image.En même temps nous tournons. Après avoir agrandi notre image par un facteur 22,58 et tourné dans le sens des aiguilles d’une montre d’un angle de 157,63 degrés, nous « devrions » retrouver l’image originale:devrions, parce que ce zoom nous amène sur le bord droit de la zone inachevée.
Pas très facile à voir… Pourtant, en 2003, les mathématiciens Hendrik W. Lenstra et Bart de Smit complètent la gravure! Comment?
Nous allons mettre nos lunettes mathématiques pour dévoiler le mystère de cette complétion.
Le procédé utilisé s’applique à toute image qui se retrouve reproduite à l’intérieur d’elle-même (suite à une mise en abyme) et, pour le rendre transparent, nous l’illustrerons sur une image beaucoup plus simple que la gravure d’Escher. Pour comprendre la méthode, il est recommandé de faire une lecture superficielle en se concentrant principalement sur la suite des dessins et en ignorant les détails mathématiques. Une deuxième lecture, optionnelle, permet à qui veut pousser plus loin de deviner comment ont été écrits les programmes qui génèrent ces dessins.
Hendrik Lenstra et Bart de Smit ont appelé la mise en abyme d’une image « effet Droste », à cause de l’illustration figurant sur la boîte de cacao de marque Droste vendue aux Pays-Bas. Si on décide de faire un zoom bien choisi (et une légère rotation), on retrouve la même image. On a donc une infinité de nonnes qui s’accumulent en un point. Ce point est le centre de l’image: une infinité de tasses s’y accumulent, une infinité de boîtes de cacao s’y accumulent, etc. En faisant des zooms successifs on voit qu’on peut, en théorie, recouvrir le plan en entier avec notre image. Si l’on fait une homothétie (un zoom) d’un certain rapport C, on retrouve la même image. On dit que notre image est invariante sous une homothétie de rapport C.
Le point de départ d’Escher est tout simplement une image invariante sous une homothétie de rapport 1/256. Mais, quelle transformation lui fait-il subir?
Faisons la démarche d’Escher sur l’image simple ci-contre.
Nous allons nous placer dans l’espace et imaginer notre image infinie sur le plan horizontal.
Nous supposons que cette image est élastique et nous la soulevons à partir du centre. Pendant toute cette manœuvre, nous exigeons que le cercle de rayon 1 reste fixe dans le plan horizontal. Au début nous obtenons un cône aplati, puis de plus en plus pointu. Le centre de l’image est situé au sommet du cône. Un paramètre \(\alpha\) décroissant de 1 à 0 va quantifier cette manœuvre, le cône ayant une arête de longueur \(1/\alpha\).
À la limite, quand le sommet du cône est à l’infini (c’est-à-dire \(\alpha = 0)\), le cône est devenu un cylindre. Qu’est devenue notre image? Tout au long de la déformation, on a obtenu sur le cône une image invariante sous une homothétie centrée au sommet du cône mais, au fur et à mesure qu’on étire le cône, le rapport d’homothétie se rapproche de 1. À la limite, lorsqu’on a le cylindre, il est égal à 1. Mais comme le sommet du cône est passé à l’infini, la limite de l’homothétie n’est pas l’identité mais une translation, comme on le voit sur la figure. L’image sur le cylindre est invariante sous translation verticale! Elle est donc périodique avec une période verticale \(T_1\). Sur le cylindre on observe une infinité d’images identiques sur des bandes l’une au-dessus de l’autre.
Coupons maintenant notre cylindre suivant une droite verticale. On peut faire glisser les deux côtés de la coupure l’un sur l’autre et les recoller après un décalage de \(T_1\). La nouvelle image sur le cylindre est maintenant une spirale infinie, toujours périodique sous la même période verticale. Il ne reste plus qu’à faire l’opération inverse: aplatir notre cylindre en un cône jusqu’à ce que l’image finisse par être écrasée dans le plan.
Mais comment mettre cela en équation de manière à pouvoir en programmer les étapes? On imagine que l’image est imprimée sur une feuille infinie enroulée sur le cylindre ou sur le cône et qu’on déroule cette feuille. Une feuille enroulée sur le cône aura la forme d’un secteur, mais on peut prendre l’angle du secteur arbitrairement grand.
Lorsqu’on déplie une feuille enroulée sur le cône, le motif qu’on obtient ne se referme pas après un tour.
Pour notre dessin dans le plan, puisque le cercle de rayon 1 reste devant nos yeux, le sommet de la feuille s’éloigne à l’infini. Lorsqu’on déroule la feuille enroulée sur le cylindre, l’image obtenue est périodique sous deux périodes : la période \(T_1\) (qu’on représente horizontalement) et une période \(T_2 = 2\pi\), soit la circonférence du cercle, qu’on dessine verticalement.
Mais alors, on a aussi des périodes obliques! Voilà l’origine du fameux angle de 157,6255960832 degrés qui a tellement intrigué Hendrik Lenstra. On tourne la figure de manière à amener le vecteur \(T_1 + T_2\) en position verticale. On fait une homothétie de manière à ramener sa longueur à \(2\pi\).
Et, on fait la transformation inverse. En faisant cela à partir d’une grille carrée, on obtient une grille semblable aux grilles de construction qu’on retrouve dans les dessins d’Escher (figure ci-contre).
Toutes les constructions d’Escher conservent les angles: ce sont des transformations conformes1. L’analyse complexe nous fournit des formules très simples pour ces transformations (voir encadré).
Vous pouvez regarder une animation de la construction d’une telle image réalisée par Philippe Carphin sur le site de la revue: www.accromath.ca.
Soyez à l’affût et tâchez de trouver une occasion de regarder le documentaire de Jean Bergeron « Achever l’inachevable », dans lequel Hendrik Lenstra raconte sa fascination devant cette gravure et le « Eureka » qui a permis à son équipe d’entreprendre la longue tâche de complétion de la gravure.
La mise en équation des transformations
On représente un point \((x, y)\) du plan par le nombre complexe \(z=x+iy\). Soit \(r\) le module de \(z\), et \(\theta\) son argument. Pour envoyer le plan sur un cône, on utilise la transformation \(z \mapsto Z^{\alpha}\), que l’on peut voir en coordonnées polaires comme \((r, \theta)\mapsto (r^{\alpha}, \theta)\). Au départ, \(\alpha = 1\). Ensuite, on fait décroître \(\alpha\) vers 0. Mais on veut aussi envoyer le centre à l’infini. Donc, on va plutôt utiliser la formule:
\[z \mapsto Z = \displaystyle \frac{z^{\alpha}-1}{\alpha}.\]
On peut vérifier que cette formule envoie l’origine dans le point \(-1/\alpha\), et que le cercle de rayon 1 (donc de longueur \(2\pi)\) est envoyé sur un arc de cercle de longueur \(2\pi\).
Quelle est la limite quand \(\alpha = 0\)? Précisément \(z \mapsto Z = \log z\) (c’est une application de la règle de l’Hospital)! Au début, l’image d’Escher était invariante sous l’homothétie \(z’ \mapsto zC\), pour \(C = 1/256\). Que se passe-t-il pour l’image finale lorsqu’on a appliqué le logarithme? Comme \(\log zC = \log z + \log C\), elle est devenue invariante sous une translation de période:
\[T_1 = \log C = – \log 256.\]
La deuxième période est \(T_2 = 2\pi i\). Considérons le nombre complexe
\[ A= \displaystyle \frac{T_2}{T_2-T_1} = \frac{2 \pi i}{2 \pi i + \log 256}.\]
Multiplier \(Z\) par \(A\), c’est lui appliquer une homothétie dont le rapport est le module de \(A\), suivie d’une rotation dont l’angle est l’argument de \(A\). En appliquant la transformation inverse de la première transformation \(z \mapsto Z = \log z\) (c’est-à-dire \(Z \mapsto e^z\)), on trouve \(z’=e^{AZ}\).
Faisons le calcul si \(Z = \log z\):
\[z’= e^{A\log z} = e^{\log z^A}=z^A.\]
L’image initiale était invariante sous l’homothétie \(z \mapsto zC\), ce qui donne que la nouvelle image est invariante sous\( z \mapsto C^Az\). Si on fait le calcul, le module de \(C^A\) est environ 1/22,58 et l’argument 157,63 degrés, soit l’angle observé par Hendrik Lenstra.
Pour en s\(\alpha\)voirplus !
Jean Bergeron, Achever l’inachevable, documentaire, Canada, 2007, 52 minutes.
- Voir La cartographie, dans Accromath vol. 3, hiver-printemps 2008. ↩