Mesurer la taille des objets qui nous entourent ou la distance qui nous en sépare est un jeu d’enfant. Mais, lorsqu’il est question de mesurer les distances entre les astres et la taille de ceux-ci, le défi est de taille. Des générations de savants l’ont relevé avec brio.
De la Terre au Soleil
Le premier jalon de cette vaste entreprise de mesure a été posé par le philosophe et mathématicien grec Pythagore, au VIe siècle avant notre ère. Non pas que Pythagore ait lui-même entrepris de mesurer le cosmos; c’est plutôt son célèbre théorème qui a ouvert la voie à ses successeurs. Car la trigonométrie est à la base des toutes premières tentatives pour mesurer le ciel…
Par exemple, Aristarque de Samos entreprit de mesurer la distance qui nous sépare du Soleil en se fondant uniquement sur ses observations et sur le théorème de Pythagore. Aristarque savait qu’au premier quartier de la Lune, la Terre, la Lune et le Soleil forment un triangle dans l’espace. Aristarque avait compris que lorsque la moitié du disque lunaire est éclairée, l’angle au sommet occupé par la Lune doit être de 90°. Le théorème de Pythagore peut donc être utilisé pour évaluer la grandeur de la ligne Terre-Soleil, qui est l’hypoténuse du triangle Terre-Lune-Soleil. Cela revient, en réalité, à mesurer l’angle entre le Soleil et la Lune, l’angle \(\theta\) dans la figure ci-dessous, au moment du premier quartier.
La figure n’est pas à l’échelle, mais elle permet de voir que la distance Terre-Soleil est proportionnelle à l’angle \(\theta\). Aristarque savait, en tentant de mesurer l’angle \(\theta\), que plus celui-ci est proche de 90 degrés, plus le Soleil est éloigné de la Terre.
Aristarque de Samos (~310 – ~230)
Aristarque est né dans l’île de Samos et il a probablement étudié à Alexandrie sous la direction de Strato de Lampsacos. Le seul ouvrage d’Aristarque qui a été conservé est un petit traité intitulé Sur les dimensions et distances du Soleil et de la Lune. Il y décrit comment il a cherché à déterminer ces distances et dimensions et les résultats qu’il a obtenus. Il fut le premier à proposer un système héliocentrique, c’est-à-dire un Univers centré sur le Soleil. Ce système eut un certain succès mais fut rejeté principalement pour deux raisons. Premièrement, on ne pouvait concevoir qu’un objet lourd comme la Terre puisse être en mouvement. La deuxième raison est l’absence apparent de parallaxe des étoiles proches. Si la Terre se déplace, on devrait voir les étoiles fixes suivant un angle différent selon la période de l’année. Aristarque a émis l’hypothèse que cette différence d’angle (parallaxe) existe bien mais n’est pas décelable car les étoiles fixes sont situées très loin de la Terre. Son hypothèse était exacte, la parallaxe est maintenant mesurable.
Sans instrument d’observation précis, la détermination du moment exact du premier quartier de Lune et la mesure de l’angle entre la Lune et le Soleil ont posé d’énormes difficultés à Aristarque. Malgré tout, il parvint à estimer l’angle \(\theta\) à 87 degrés, ce qui plaçait le Soleil 19 fois plus loin de la Terre que la Lune. Si on utilise plutôt la valeur moderne de \(\theta\) = 89,85 degrés, on obtient que le Soleil est environ 400 fois plus loin de la Terre que la Lune.
Même si son résultat était imprécis, Aristarque en déduisit tout de même que, puisque le Soleil était situé 19 fois plus loin que la Lune et que les deux astres avaient le même diamètre apparent vu de la Terre (ce qui est évident au vu d’une éclipse totale de Soleil), cela signifiait que le diamètre du Soleil devait être 19 fois supérieur à celui de la Lune. En observant une éclipse de Lune, Aristarque constata en outre que le diamètre de notre satellite est compris entre un quart et une demie du diamètre de la Terre (du moins, de son ombre). Cela signifie que le diamètre du Soleil est de 5 (≈ 19/4) à 10 (≈ 19/2) fois plus grand que celui de la Terre.
Cela conduisit Aristarque à conclure que, puisque le Soleil était plus gros que la Terre et la Lune, il devait être au centre de l’Univers, position jusque-là occupée par notre planète. Cette proposition, fort peu orthodoxe pour l’époque, allait lui attirer bien des ennuis avec les autorités religieuses de son temps… En réalité, il faudra attendre près de 18 siècles avant que l’héliocentrisme ne s’impose finalement, ce sur quoi nous reviendrons dans le second article de cette série.
La circonférence de la Terre
On remarque que la mesure par Aristarque de Samos de la distance Terre-Soleil correspond à une valeur relative (fonction de la distance Terre-Lune), et non une valeur absolue, comme une distance en kilomètres. Il revient à un autre savant grec, Ératosthène, d’avoir le premier réussi à établir une telle mesure réelle, celle de la circonférence de la Terre. Et encore une fois, ce sont quelques observations et un simple raisonnement géométrique qui lui permirent de réussir cet exploit.
Ératosthène vivait à Alexandrie, au nord de l’Égypte. On lui avait rapporté que le jour du solstice d’été, le Soleil de midi se réfléchissait au fond d’un puit creusé à Syène, une ville située plus au sud. Autant dire que ce jour-là, le Soleil de midi était au zénith (à la verticale) à Syène. Or, le même jour, le Soleil de midi n’était pas au zénith à Alexandrie, puisqu’un obélisque projetait une ombre faisant un angle de 7 degrés par rapport à la verticale.
Ératosthène savait que la Terre est ronde, il connaissait la distance entre Alexandrie et Syène et supposait que le Soleil était suffisamment loin de la Terre – au moins 19 fois plus loin que la Lune! – pour que l’on puisse considérer ses rayons comme parallèles. Puisque les angles alternes internes d’une sécante à deux droites parallèles sont égaux entre eux, Ératosthène détermina donc qu’un angle de 7 degrés devait séparer Alexandrie et Syène par rapport au centre de la Terre. La circonférence de la Terre pouvait par conséquent être calculée grâce à la formule suivante:
\[\text{Circ.} = \frac{360°}{7°} \times (\text{distance d’Alexandrie à Syène}).\]
Les historiens ne s’entendent pas sur la valeur exacte de la distance en stades (l’unité de mesure de l’époque) qu’aurait utilisée Ératosthène dans son calcul. Mais si on utilise la valeur la plus communément acceptée et qu’on la convertit en kilomètres, cela donne 820 kilomètres entre les deux villes et on obtient une circonférence de 42 171 km, ce qui est remarquablement proche de la valeur moderne de 40 074 km! Le rayon et le diamètre de la Terre se calculent ensuite facilement grâce à la formule \(C = 2\pi R\)1.
Ératosthène de Cyrène (~276 – ~197 ou ~194)
Ératosthène est né en ~276 à Cyrène (Shahhat, Libye). Après avoir étudié à Alexandrie et à Athènes, il s’est installé à Alexandrie où il devint directeur de la biblio- thèque. Il a fait des recherches en géométrie et en théorie des nombres. En mathématiques, il est connu par le crible d’Ératosthène qui consiste à éliminer de la liste des nombres tous les multiples des nombres premiers. Les nombres restants sont les nombres premiers. Le crible, sous une forme modifiée, est encore un instrument utilisé de nos jours en théorie des nombres.
Sa plus grande réalisation est une mesure assez précise de la circonférence terrestre. Il a compilé un catalogue d’étoiles. Il est devenu aveugle à la fin de sa vie et on croit qu’il s’est laissé mourir de faim. Il est mort à Alexandrie, mais on n’a pas de certitude quant à l’année de sa mort, qui se situerait entre ~197 et ~194.
De la Terre à la Lune
En se basant sur les travaux d’Aristarque de Samos et d’Ératosthène, l’astronome grec Hipparque réussit lui aussi un exploit remarquable: mesurer la distance réelle entre la Terre et la Lune avec une précision de 10 % à l’aide d’une simple horloge à eau et d’un rapporteur d’angles rudimentaire. La clé de la méthode d’Hipparque est l’observation de la durée d’une éclipse totale de la Lune. La géométrie de la situation étudiée par Hipparque est représentée à la figure ci-dessous.
Sur cette illustration, \(\alpha\) est l’angle sous-tendu par le Soleil, \(\beta\) est l’angle sous-tendu par l’ombre de la Terre et traversé par la Lune lors d’une éclipse, tandis que \(\gamma\) et \(\delta\) sont deux angles a priori inconnus. La ligne CT représente le rayon de la Terre (connu depuis Ératosthène) tandis que CL représente la distance entre la Terre et la Lune. La ligne pointillée relie le centre du Soleil et celui de la Terre (ce dessin n’est pas à l’échelle).
Hipparque connaissait déjà l’angle \(\alpha\) sous-tendu par le Soleil, égal à 0,5 degrés. Pour calculer l’angle \(\beta\) sous-tendu par l’ombre de la Terre à la distance où se trouve la Lune éclipsée, il mesura d’abord le temps requis pour que la Lune complète une orbite autour de la Terre, soit 29,5 jours (mois synodique) ou 708 heures. Il mesura ensuite la durée des plus longues éclipses de Lune, environ 2,5 heures. Ces deux mesures lui permirent d’effectuer le calcul suivant pour \(\beta\):
\[\beta=\frac{2,5 \: \text{h}}{708 \: \text{h}} \times 360° = 1,27°.\]
Hipparque raisonna que, puisque l’on pouvait considérer le Soleil comme étant beaucoup plus loin de la Terre que la Lune (au moins 19 fois plus loin, si l’on en croit Aristarque de Samos), alors on pouvait sans trop se tromper affirmer que l’angle \(\gamma\) était égal à 90 degrés. Enfin, il apparaît clairement sur la figure que la ligne reliant le centre du Soleil au centre de la Terre coupe les angles \(\alpha\) et \(\beta\) en deux parties égales. Hipparque considéra donc la somme suivante:
\[\frac{\beta}{2} + \delta + \gamma + \frac{\alpha}{2} = 180°\]
En isolant \(\delta\) et en substituant les valeurs connues dans l’équation, on obtient que l’angle \(\delta\) vaut 89,12 degrés. Or, le triangle CTL est un triangle rectangle. Par conséquent, la distance Terre-Lune CL peut être facilement calculée grâce aux relations trigonométriques:
\[\cos \delta = \frac{\overline{CT}}{\overline{CL}}, \: \text{d’où} \: \overline{CL} = \frac{\overline{CT}}{\cos \delta} = 65 \times \overline{CT}.\]
Hipparque obtint le résultat remarquablement précis que la distance Terre-Lune équivaut à 65 fois le rayon terrestre (la valeur moderne est 60). Connaissant le rayon de la Terre grâce aux travaux d’Ératosthène, Hipparque put calculer la valeur réelle de la distance Terre-Lune avec une précision de l’ordre de 10 %, un véritable triomphe pour la géométrie! De là, il put également calculer la valeur réelle de la distance du Soleil, 19 fois plus loin que la Lune, ou 1 235 rayons terrestres.
Hipparque de Nicée (~190 – ~120)
Considéré comme le plus grand astronome de toute l’Antiquité classique, Hipparque est né à Nicée en Bithynie (actuellement en Turquie). Il a fait des observations d’une bonne précision entre ~161 et ~127 depuis Rhodes et Alexandrie.
Il a mis en évidence un grand nombre de phénomènes insoupçonnés auparavant et a transformé l’astronomie grecque d’une science descriptive à une science prédictive. Il a estimé les distances Terre-Lune et Terre-Soleil, ainsi que les tailles réelles de ces astres. Il a dressé un catalogue de 800 étoiles, notant leur position avec précision et en évaluant leur grandeur apparente. Il fut le premier à reconnaître la précession des équinoxes, c’est-à-dire le déplacement lent du point vernal (équinoxe de printemps) sur le zodiaque.
Hipparque a développé l’idée d’Ératosthène d’utiliser des méridiens et des parallèles. Il a étendu cette idée à toute la sphère terrestre.
Cette extension l’a amené à poser les fondements de la trigonométrie sphérique, soit l’étude des triangles sur la surface d’une sphère, pour pouvoir déterminer la distance entre deux points qui ne sont pas sur le même méridien ni sur le même parallèle.
Au tour des planètes
Grâce aux trois génies grecs dont nous venons d’exposer les travaux, on connaissait au IIe siècle avant notre ère les valeurs réelles du diamètre de la Terre et des distances Terre-Lune et Terre-Soleil (quoique, dans ce dernier cas, on se doutait que cette valeur était très imprécise). Il restait toutefois aux astronomes grecs de l’Antiquité un dernier territoire à conquérir et à mesurer: le système solaire. De telles mesures allaient cependant leur échapper pour deux raisons. D’abord, sans instrument d’observation adéquat (le télescope ne sera inventé que 18 siècles plus tard), les planètes demeuraient de simples points de lumière et ne se prêtaient donc pas au type d’observations et de mesures que l’on avait faites sur le Soleil et la Lune.
Mais le principal obstacle demeurait le géocentrisme, qui empêchait les savants de l’époque de comprendre la véritable nature des mouvements apparemment capricieux des planètes. C’est pourquoi l’entreprise de mesurer l’Univers allait connaître un hiatus de plus de 1 800 ans avant que deux concepts révolutionnaires, l’héliocentrisme et le télescope, ne la relancent pour de bon.
- Archimède (~287 – ~212), contemporain et correspondant d’Ératosthène, a calculé que 223/71 < \(\pi\) < 220/70. ↩