Yannick remet en question l’exigence de démontrer des « propriétés » qui lui semblent évidentes.
Yannick
Bonjour Alexandra. J’aimerais que tu m’expliques pourquoi en mathématiques il faut parfois démontrer des propriétés qui sont évidentes?
Alexandra
Bonjour vous deux. Qu’est-ce que tu entends par « propriétés évidentes »?
Yannick
Il ne me vient pas d’exemple à l’esprit, mais je suis sûr que tu en connais.
Alexandra
Quelque chose qui semble évident? Supposons que j’écrive les nombres impairs dans une colonne à partir de 3. Dans une deuxième colonne, j’exprime ces nombres comme suit :
\[3=2^1+1, \, 5=2^1+3, \dotsc\]
Qu’est-ce que vous remarquez dans ce tableau?
Annick
Dans la colonne de droite, on a toujours la somme d’une puissance de 2 et d’un nombre premier.
Alexandra
Belle observation! Pensez-vous qu’il y a d’autres nombres impairs qui peuvent s’écrire de cette façon?
Yannick
Je dirais que cela est possible pour tous les nombres impairs.
Annick
Moi, je trouve qu’on n’a pas vérifié beaucoup de cas pour conclure que cela est toujours vrai.
Alexandra
Combien de cas faudrait-il vérifier pour avoir une certitude?
Yannick
Si on vérifie encore une trentaine de cas et que c’est encore vrai, il me semble évident qu’on pourra conclure que c’est toujours vrai.
Alexandra
Je vous propose un exercice. Vérifiez chacun quinze cas et nous en reparlerons demain à la lumière de vos résultats.
Le lendemain
Yannick
On a vérifié chacun quinze autres cas. J’ai vérifié pour les nombres de 29 à 55 et Annick a vérifié ceux de 57 à 83. On a tous pu les exprimer comme la somme d’une puissance de 2 et d’un nombre premier.
C’est exactement ce que je veux dire par propriété évidente. Il est bien évident qu’il sera toujours possible de décomposer un nombre impair en une telle somme.
Alexandra
Toi, Annick, en es-tu convaincue aussi?
Annick
C’est difficile d’imaginer qu’il soit impossible d’exprimer un nombre impair sous cette forme.
Alexandra
Si je vous disais qu’un passionné des nombres, Monsieur de Polignac, a déclaré avoir fait la vérification pour tous les nombres impairs inférieurs à trois millions, quelle serait votre réaction?
Yannick
J’étais déjà convaincu que cela est toujours possible, la déclaration de Polignac ne fait que confirmer ma conviction.
Annick
Je ne peux faire autrement que d’être convaincue, mais tu ne sembles pas emballée!
Alexandra
Le problème c’est que pour vérifier les dires de Polignac il faut refaire tous ses calculs. De plus, il reste beaucoup de nombres qui n’ont pas été vérifiés. Un million et demi de nombres impairs sur une infinité, c’est peu.
Yannick
On n’a pas besoin de les vérifier tous, on constate que cela fonctionne toujours.
Alexandra
En fait, on peut montrer que cela n’est pas toujours possible. S’il a vraiment fait tous ces calculs, Polignac s’est trompé pour le nombre 127, dont les décompositions comme somme de nombres comportant une puissance de 2 sont les suivantes :
\begin{align*}
127 &=\;1+126=2^0+(2\times63)\\
127 &=\;2+125=2^1+(5\times25)\\
127 &=\;4+123=2^2+(3\times41)\\
127 &=\;8+119=2^3+(7\times17)\\
127 &=16+111=2^4+(3\times37)\\
127 &=32+\; 95=2^5+(5\times19)\\
127 &=64+\;63=2^6+(3\times21)
\end{align*}
Ce sont les seules décompositions du nombre 127 comportant une puissance de deux. En prenant 27, on obtient 128, c’est trop grand.
Annick
Je comprends. Si on considère 127 comme la somme de deux nombres dont l’un est une puissance de 2, l’autre nombre n’est jamais premier.
Alexandra
Voilà . Il nous faut donc conclure que la conjecture de Polignac est fausse, car les nombres impairs ne peuvent pas tous s’exprimer comme la somme d’une puissance de deux et d’un nombre premier.
Yannick
Je suis déçu.
Alexandra
Tu comprends pourquoi les mathématiciens ne considèrent pas comme vraie une « propriété » qui n’a pas été démontrée, même si elle semble « évidente ».
Yannick
Je comprends, mais je suis déçu quand même, ça aurait été si simple.
Alexandra
Pour vous convaincre, j’ai fait une démonstration. En montrant que 127 ne peut s’exprimer comme la somme d’une puissance de deux et d’un nombre premier, j’ai démontré que la conjecture de Polignac est fausse. C’est ce qu’on appelle une démonstration par contre-exemple.
C’est beaucoup moins exigeant de lire la démonstration que de refaire tous les calculs de monsieur de Polignac.