Julie et Jacques, chaque jour, gagnent deux pièces d’or et en dépensent une. Mais, à la fin des temps, Julie sera infiniment riche et Jacques complètement ruiné. Est-ce vraiment le cas?
Intuitivement, il est illogique que les deux personnages (Jacques et Julie) qui gagnent chacun deux pièces par jour et en économisent une, possèdent à la fin des temps des sommes d’argent différentes. Rappelons que chaque jour Jacques place les deux nouvelles pièces sous sa pile et dépense celle du dessus. Il finit par dépenser chaque pièce gagnée : il n’a donc plus rien à la fin des temps. Julie, elle, dépense l’une des pièces gagnées et met l’autre de côté, et est donc infiniment riche.
Ce paradoxe illustre à quel point il est délicat de faire intervenir l’infini dans un raisonnement. Analysons la situation en utilisant la notion de cardinal d’un ensemble (noté \(\mathrm{card}\)). Le cardinal d’un ensemble est le nombre d’éléments de cet ensemble. Dans le paradoxe, les éléments sont les pièces de monnaie conservées par Julie et par Jacques et le cardinal de l’ensemble des avoirs de chacun à un temps donné est le nombre de pièces non dépensées à ce moment. Notons \(E_n\) l’ensemble des pièces conservées par Julie au temps \(n,\) et \(E\) le nombre de pièces à la fin des temps. Lorsque \(n\) tend vers l’infini, le cardinal \(E_n\) tend vers l’infini, et \(\mathrm{card}(E)=\infty.\) Julie devient infiniment riche. Si on note \(F_n\) et \(F_n\) les ensembles des pièces conservées par Jacques, on sait que les pièces reçues le jour \(n\) sont dépensées les jours \(2n-1\) et \(2n.\) Jacques finit par dépenser toutes les pièces gagnées et \(F\) est l’ensemble vide. Le cardinal de cet ensemble est \(\mathrm{card}(F)=0.\)
Adoptons maintenant une approche différente. Au bout de \(2n\) jours, l’ensemble \(E(2n)\) des pièces économisées par Julie est :
\[\{P_1,P_2,\dotsc,P_{2n}\}\]
Le cardinal de cet ensemble est \(2n\) et la fortune de Julie à la fin des temps sera :
\[\mathrm{card}(E)=\lim \mathrm{card}(E(2n))=\lim (2n)=\infty\]
Au bout de ces \(2n\) jours, l’ensemble \(F(2n)\) des pièces économisées par Jacques est :
\[\{P_{n+1},P_{n+2},\dotsc,P_{2n},Q_{n+1},Q_{n+2},\dotsc,Q_{2n}\}\]
Le cardinal de cet ensemble est également \(2n\) et la fortune de Jacques à la fin des temps sera :\[\mathrm{card}(F)=\lim \mathrm{card}(F(2n))=\lim (2n)=\infty\]
On découvre alors que la limite des ensembles \(F(n)\) n’a pas nécessairement un nombre d’éléments correspondant à la limite du nombre des éléments des \(F(n).\) Autrement dit : \(\lim \mathrm{card}F(n)\) n’est pas forcément égal à \(\mathrm{card}\lim F(n).\) C’est de présupposer inconsciemment l’égalité qui conduit à la surprise de l’histoire précédente et au sentiment d’une absurdité1.
La situation est un peu la même que si nous étions étonnés que :
\[\sin(\pi/6+\pi/6)\neq 1\]
alors que \(\sin(\pi/6)=1/2\): il n’y a aucun paradoxe, mais l’utilisation implicite de l’idée fausse que :
\[\sin(a+b)=\sin(a)+\sin(b)\]
- Voir l’encadré Vérification des preuves dans ce présent numéro. ↩