Pourquoi interdit-on la division par zéro alors qu’on accepte d’extraire la racine carrée d’un nombre négatif?
Annick et Yannick, à la cafétéria, discutent de leurs cours du matin.
Yannick
Alexandra m’a expliqué pourquoi la calculatrice indique une erreur lorsqu’on veut diviser par zéro.
Annick
Ah oui? Et pourquoi?
Yannick
Regarde. Tu seras d’accord avec moi pour dire que $2×0=1×0.$ Donc, si je peux diviser par 0 des deux côtés, j’obtiens que $2 = 1.$ On peut répéter le processus pour n’importe quelle paire de nombres, par exemple on peut écrire $3×0=1×0$ et on obtient $3=1.$ Si la division par zéro était possible, tous les nombres entiers seraient égaux, ce qui n’a pas de sens.
Annick
Tu dis donc que, pour avoir un système de nombres qui a du sens, les mathématiciens ont tout simplement interdit la division par zéro?
Yannick
Exactement!
Annick
Y a-t-il d’autres opérations, comme celle-là, qui sont interdites?
Yannick (réfléchit)
Bien… si j’essaie avec ma calculatrice de prendre la racine carrée de –1, il m’apparaît aussi un message d’erreur. Je dirais donc qu’extraire la racine des nombres négatifs est également interdit.
Annick
Attends, je me souviens avoir entendu qu’on pouvait extraire la racine carrée de –1.
Yannick
Voyons, c’est sûrement impossible. Connais-tu un nombre qui multiplié par lui-même donne –1? C’est impossible, parce que deux nombres négatifs multipliés ensemble donnent un positif, et deux nombres positifs multipliés ensemble donnent également un positif.
Annick
D’accord, mais je pense qu’on peut quand même s’en servir. Si on calcule les zéros de la parabole $y=x^2 +4,$ on trouve $(\sqrt{4})$ et $(-\sqrt{4}).$ En supposant que existe, on voit qu’on aurait bien $(-\sqrt{4})^2=-4$. Et, si j’entre cette valeur dans mon équation, je trouve bien:
\[y=(\sqrt{-4})^2+4=-4+4=0.\]
Et, ce serait pareil pour $-\sqrt{4}.$ Contrairement à la division par zéro, on n’obtient pas quelque chose de bizarre comme $3 = 1.$ Ça ne me semble pas incohérent.
Yannick
Peut-être, mais comme je viens de le dire, $\sqrt{4}$ ne peut être ni un nombre négatif, ni un nombre positif. C’est quoi, alors?
Annick
Il faut peut-être inventer un autre ensemble de nombres qui ne soient ni négatifs ni positifs.
Yannick
On n’a pas le droit d’inventer des nombres! Les nombres existent, c’est tout.
Annick
Vraiment? Et quand dans ta vie as-tu vu un nombre négatif? Un objet qui mesure –5 m, ça n’existe pas, et ça ne nous gêne pas pour autant.
Yannick
Une température de –5 degrés, ça existe.
Annick
Pas vraiment, –5 degrés Celsius n’est qu’une notation pour dire 268 degrés Kelvin, ce qui est loin d’être un nombre négatif.
Yannick
Je continue de croire que $\sqrt{4}$ ne se peut pas.
Annick
Allons voir Alexandra, elle va nous le dire!
Plus tard, au bureau d’Alexandra, la prof de maths.
Annick
Alexandra, on voudrait savoir si on a le droit d’extraire la racine carrée des nombres négatifs.
Alexandra
Non seulement on a le droit, mais je suis très surprise que vous vous soyez posé une question comme celle-là, parce qu’il existe une théorie très riche derrière les racines des nombres négatifs. On appelle ça les nombres complexes.
Yannick
On a donc le droit d’inventer des nombres qui ne sont ni négatifs ni positifs?
Les nombres rationnels
La définition généralement acceptée des nombres rationnels est la suivante.
\[\mathbb{Q}=\displaystyle \left \{\frac{a}{b} \middle | a \: \text{et} \: b \in \mathbb{Z}, b>0 \: \text{et} \: pgcd(a,b)=1 \right \}\]
On remarque que l’on a posé $a \in \mathbb{Z} ,$ ce qui nous donne le droit d’inclure le zéro et les nombres négatifs au numérateur, mais $b > 0,$ ce qui empêche la division par zéro et la répétition du signe ‘–’ en haut comme en bas.
On a de plus une propriété très importante: le plus grand commun diviseur entre deux nombres doit être égal à 1. Ceci afin que l’on considère que, par exemple, 3/6 et 1/2 ne sont pas deux nombres distincts. En fait, on sait que l’on peut toujours ramener une fraction à sa forme irréductible, auquel cas on aura $pgcd(a, b) = 1.$
Alexandra
Bien sûr. D’ailleurs, les nombres tels qu’on les utilise maintenant sont le fruit d’une évolution. Ainsi, les nombres négatifs n’étaient pas nécessaires tant que les activités mathématiques se restreignaient à la géométrie et que les sociétés utilisaient le troc dans leurs échanges commerciaux.
Yannick
Donc, si je comprends bien, avant l’invention du commerce à crédit on n’avait pas besoin des nombres négatifs. Mais, à cause de l’émergence de nouveaux besoins, il a fallu introduire de nouveaux nombres?
Alexandra
C’est à peu près cela.
Annick
Tu vois! Je te l’avais dit qu’on pouvait inventer des nombres. Et les fractions, est-ce qu’elles répondaient aussi à un besoin?
Pythagore
580 – 490 av. J.-C.
Né en 580 av. J.-C. sur l’île de Samos, Pythagore était un philosophe, astronome et mathématicien de la Grèce antique. On dit qu’il serait l’un des fondateurs de la philosophie, dont il aurait inventé le nom. Il aurait également inventé les gammes musicales, étant le premier à s’intéresser au lien entre les sons et les nombres.
Pythagore avait fondé une école à Crotone, l’école des pythagoriciens, où les étudiants devaient se conformer à un style de vie strict, pour pouvoir profiter de sa sagesse, à la manière d’une secte.
En mathématiques, Pythagore s’est intéressé principalement à la géométrie et à la théorie des nombres, ainsi qu’au lien entre les deux. En Occident, on lui a longtemps attribué le fameux « théorème de Pythagore » bien que celui-ci était, semble-t-il, déjà connu des Babyloniens près de 2000 ans avant Jésus-Christ.
Alexandra
Pythagore et ses disciples admettaient sans problème l’existence des nombres rationnels positifs. Pour eux, ces nombres étaient le reflet d’une relation entre les dimensions des objets.
Par exemple, si on prend une droite d’une longueur donnée et qu’on la coupe en deux, les pythagoriciens croyaient que l’on pouvait toujours décrire la relation entre ces longueurs par un rapport de nombres entiers positifs, c’est-à-dire un nombre rationnel positif, comme on le dit aujourd’hui.
Annick
Avaient-ils tort de penser ça?
Alexandra
Eh bien oui! Par exemple, si je trace un triangle rectangle avec les deux côtés de longueur 1 cm. Quelle est la longueur de l’hypoténuse?
Yannick
Facile! C’est le théorème de Pythagore, qui nous dit que l’hypoténuse mesure $\sqrt{2}$ cm.
Alexandra
Oui! Cependant, les Grecs ont montré que $\sqrt{2}$ n’était pas un nombre rationnel, c’est-à-dire qu’il n’existe pas d’entiers $a$ et $b$ tels que $a/b = \sqrt{2}$ (voir encadré). L’avènement de l’écriture décimale des nombres a permis de déterminer une caractéristique des nombres rationnels. Ils ont une écriture décimale finie ou une écriture périodique, c’est-à-dire une certaine séquence de chiffres qui se répète indéfiniment. Par exemple:
\[\frac{1}{3}=0,3333 \ldots=0,\overline{3}; \frac{2}{7}=0,\overline{285714}; \: \text{etc.}.\]
Le nombre $\sqrt{2}$ ne peut pas s’écrire avec une période. On dit qu’il a un développement décimal illimité non-périodique.
L’irrationalité de $\sqrt{2}$
Avec les notations d’aujourd’hui, la preuve de l’irrationalité de $\sqrt{2}$ va comme suit. On procède par l’absurde, en supposant que $\sqrt{2}$ est rationnel, ce qui entraîne une contradiction. Supposons qu’il existe $a$ et $b$ entiers, avec $pgcd(a, b) = 1,$ tels que $a/b = \sqrt{2}$. Après quelques manipulations, on trouve que $a^2 = 2b^2.$ Donc, $a^2$ est pair car il est le double de $b^2.$ Il s’ensuit que a est également pair, car un impair au carré donnerait un impair.
Le nombre $a$ est donc le double d’un autre nombre entier, ce qui s’écrit $a = 2k$ pour un certain nombre entier $k.$ En remplaçant $a$ par $2k$ dans l’équation $a^2 = 2b^2,$ celle-ci devient:
\[(2k)^2 = 2b^2\: \text{d’où l’on a que} \: 4k^2 = 2b^2\: \text{et finalement que} \: 2k^2 = b^2.\]
Donc, $b^2$ est, lui aussi, pair, et alors b également. On a donc trouvé que $a$ et $b$ étaient tous deux divisibles par 2, ce qui est une contradiction, car on a posé que $pgcd(a, b) = 1.$ On doit donc conclure que $\sqrt{2}$ n’est pas rationnel.
Annick
Comme $\pi?$
Alexandra
En effet! La découverte de tels nombres, que l’on appelle maintenant irrationnels, était très troublante à l’époque de Pythagore, et ce fut la cause d’une grande crise parmi les géomètres, entre ceux qui admettaient l’existence de ces nombres, et ceux qui refusaient de l’admettre. De nos jours, on n’a aucune difficulté à admettre l’existence des irrationnels, et l’ensemble que l’on appelle les nombres réels (noté $\mathbb{R}$) est composé de l’union entre les rationnels et les irrationnels.
Annick
Et les nombres complexes dans tout ça… c’est quoi?
Alexandra
Dans des problèmes de géométrie, les Grecs ont été confrontés à des solutions irrationnelles. Nous, en cherchant les zéros de polynômes, on est tombés sur des solutions qui ne sont pas des nombres réels, c’est-à-dire, des racines de nombres négatifs. Comme les pythagoriciens, on peut prétendre que ces solutions n’ont aucun sens et arrêter notre questionnement, ou bien (et c’est ce qu’on préconise en mathématiques) on peut s’interroger sur ce que sont ces nouveaux objets, étudier leur comportement et leurs applications. En fait, on s’est rendu compte qu’il suffisait de définir un seul nouveau nombre, qu’on appelle le nombre imaginaire (je vous laisse deviner pourquoi) et qui vaut $\sqrt{1}.$ On le note généralement i. Ensuite, disons qu’on s’intéresse à la valeur de $\sqrt{-9};$ on peut utiliser les règles habituelles sur les racines et les exposants, et on a:
\[\sqrt{-9}=\sqrt{9 \times -1}=\sqrt{9} \times \sqrt{-1}=3i.\]
Yannick
C’est bien beau de s’inventer des nombres comme ça, mais à quoi ça sert?
Alexandra
Je pense qu’il vous manque un peu de bagage mathématique pour vous convaincre aujourd’hui de l’utilité des nombres complexes, mais brièvement, je peux dire que la théorie des ondes, si utile pour vos MP3, est basée sur les nombres complexes. Les applications sont nombreuses, parce que ces nombres fonctionnent bien, et on ne peut pas nier leur existence en tant que pur objet mathématique, même si, comme pour les nombres négatifs, on ne peut pas directement les voir en se promenant dans la forêt. Il ne faut jamais oublier que les nombres, autant les nombres réels que les nombres imaginaires, ont été inventés par les hommes pour comprendre le monde.
Annick
Et qui a dit que l’imaginaire devait être absurde?
Comportement des nombres complexes
On définit l’ensemble des nombres complexes $\mathbb{C}=\{x+yi|x,y \in \mathbb{R} \}.$
On peut additionner, soustraire, multiplier et diviser ces nombres, de la même façon que les calculs sont faits dans $\mathbb{R}.$
Voici un exemple d’addition:
\[(4 – i ) + (3 +7i ) = 4 – i + 3 + 7i = (4 + 3) + (–1 + 7)i = 7 + 6i.\]
Pour la multiplication, rappelons que i 2 = –1, on obtient:
\[(2 – 3i)(1 + i ) = 2(1 + i ) – 3i (1 + i ) = 2 + 2i –3i – 3i^2 = 2 + 2i –3i + 3 = 5 – i. \]
Pour une représentation géométrique de $\mathbb{C},$ la droite des nombres réels ne suffit plus, car $i$ n’est ni un nombre réel positif ni un nombre réel négatif. Où se trouvent alors les nombres imaginaires? Tout simplement, à côté des réels! Au lieu de représenter les nombres sur une droite, la droite réelle, on les représente dans un plan, dont les nombres réels forment l’axe des réels, et l’autre axe est engendré par $i,$ perpendiculairement à l’axe réel. On l’appelle l’axe des imaginaires. On peut alors situer tout nombre $x + yi$ dans le plan comme le point $(x, y).$
Pour en s\(\alpha\)voirplus !
Guedj. D, Zéro ou les cinq vies d’Aémer, roman, Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2005.
Ifrah, Georges, Histoire universelle des chiffres, Éditions Robert Laffont, Paris, 1984. Tome 1.
Nahim, Paul J., An imaginary tale, the story of $\sqrt{-1}$, Princeton university Press, Princeton, New Jersey, 1998.
Seife, Charles, Zéro: la biographie d’une idée dangereuse, Éditions Jean-Claude Lattès, 2000.